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Ce n’est plus aujourd’hui qu’une expédition de Crimée offrirait les mêmes chances qu’il y a vingt ans. La Russie s’est rendu compte des causes de sa défaite, et voilà vingt ans qu’elle travaille à y remédier. Ces causes, elles n’étaient ni dans la valeur des soldats, ni dans l’habileté des officiers, elles étaient surtout dans la difficulté et la lenteur des communications. Sans chemins de fer, presque sans routes, à travers de longues solitudes glacées pendant l’hiver, il fallait acheminer ou voiturer jusque sur le théâtre de la lutte, à l’autre extrémité de l’empire, les renforts et les approvisionnemens. Hommes et chevaux périssaient en route bien loin de leur lointaine destination, et l’hiver n’était pas moins désastreux pour ces longs acheminemens de troupes et ces interminables convois que ne l’a été pour l’armée française la retraite de Moscou.

Le siège de Sébastopol n’a pas été un siège, c’était bien plutôt la lutte entre deux armées placées en face l’une de l’autre et toutes deux couvertes par des retranchemens. L’une, c’était l’armée alliée, attaquait; l’autre se défendait, et tandis que l’une recevait par mer, avec une abondance inépuisable, ses renforts de toute sorte, l’autre les recevait par terre, mais lentement, irrégulièrement et au prix d’énormes sacrifices. Lorsque vainqueurs dans deux batailles, après des combats de tous les jours, après avoir conquis pas à pas la route sanglante creusée jusqu’au pied de Malakof, nos soldats, par un élan irrésistible, emportaient d’assaut ce redoutable ouvrage, les Russes retirés sur la rive droite auraient pu prolonger la lutte; mais l’empire russe était à bout de ressources, le long effort d’un ravitaillement et d’un siège désastreux l’avait épuisé. D’un autre côté, un nouveau règne venait de s’ouvrir; l’empereur Alexandre II apportait sur le trône des idées plus pacifiques que son prédécesseur, et déjà il méditait la grande réforme intérieure qui devait mettre fin à un servage séculaire. La paix se fit, et la France, après une longue attente toute remplie d’angoisses patriotiques, revit avec orgueil son armée victorieuse.

Cette guerre avait coûté bien du sang, mais elle avait au moins présenté au monde civilisé un spectacle qu’il ne lui sera peut-être plus donné de voir avant bien longtemps, le spectacle d’une guerre généreuse. Deux fois l’escadre alliée avait paru devant Odessa et deux fois elle avait respecté cette grande cité commerciale et industrielle. Du cap Chersonèse à Theodosia, ses navires avaient parcouru la côte méridionale de Crimée, où s’étalent au soleil des palais d’été, opulentes résidences de la noblesse russe et de la famille impériale, et ces palais, ces parcs en amphithéâtre qui viennent baigner dans la mer le pied de leurs terrasses, nos navires fatigués et scorbutiques les avaient laissés intacts et respectés. Et, lorsqu’une