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Les chevaux, excités par le bruit lointain du canon, marchaient rapidement : ils firent ainsi à peu près trois lieues par heure. La route était pleine de traînards ; de temps en temps on voyait un convoi d’ambulance qui gagnait le quartier-général. Vers quatre heures du soir, les sinistres cacolets portant les blessés parurent, et l’on eut quelques nouvelles. Un combat terrible s’était livré à Villepion, près de Patay, et nos pertes avaient été grandes. Le cœur serré, tremblante d’effroi, Roberte n’osait interroger personne ; quand on pressent un malheur, il semble que c’est l’éviter que de ne point l’apprendre. Le canon devenait plus violent, les crépitements sinistres de la fusillade arrivaient jusqu’à la jeune femme. Quelle journée ! Elle contemplait la campagne sombre ; dans le fond, à gauche, de vives lueurs apparaissaient soudainement : une ferme ou une maison incendiée brûlait. A mesure qu’elle approchait de Saint-Péravy, la marquise de Bramafam voyait s’accroître les traces lugubres de la guerre ; des fusils brisés, des caissons défoncés, des affûts abandonnés gisaient au milieu de la neige ; de temps en temps, un officier d’état-major passait au grand galop, disant : « Tout va bien ! » ou « Tout va mal ! » et disparaissait au tournant de la route. À deux kilomètres de Saint-Péravy, qu’on distinguait déjà à travers la brume, la vieille berline fut obligée de s’arrêter ; une colonne d’infanterie défilait, revenant de Villepion. Depuis une heure, les chevaux étaient forcés de marcher au pas, tant l’encombrement avait augmenté. Roberte n’eut pas le courage de patienter encore : elle descendit de voiture, ordonna à son cocher de l’attendre, et se mit à courir vers le village, dans la boue et la neige ; la pauvre femme était défaillante, tant d’angoisses et de fatigues l’écrasaient ! Le découragement allait s’emparer d’elle, lorsque, en regardant le groupe des officiers qui marchait en tête de la colonne d’infanterie, elle reconnut, dans le commandant de la division, le général du Halloy.

C’était bien l’oncle de son mari, le galantin prétentieux frisant le ridicule ; mais comme elle le trouva changé ! Ce vieillard, qui jadis se teignait les cheveux, emprisonnait son corps dans un corset et s’habillait à la façon des jeunes gens, paraissait vraiment beau, bien campé sur son cheval maigre, souillé de boue et de sang ; un manteau troué enveloppait sa petite taille ; le visage animé, éclairé par des yeux ardens, gardait les marques de nobles fatigues : il s’était bravement battu à Villepion ce jour-là. Son état-major, aux vêtemens déchirés, attestait que le général n’avait pas fui le péril.

M. du Halloy, apercevant une femme jeune et élégante à pied dans cette neige, arrêta court son cheval : les instincts de galanterie reprenaient le dessus pour un instant. Il allait parler, quand Roberte faisant un pas vers lui, lui dit d’une voix mourante : — Mon oncle…