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— C’est un crime que j’ai commis là : je n’avais pas le droit d’étouffer ton amour ! C’est un sentiment sacré que nul ne doit éteindre. J’ai souffert, n’est-ce pas ? Mon avenir a été brisé par une trahison, j’ai passé bien des jours dans une amère solitude : pourtant je suis moins à plaindre que toi, car j’ai vécu ! Tu peux m’envier, toi qui n’as pas été aimée, et je préfère mes tourmens qui n’avaient plus l’espérance, à ton abandon qui n’a pas le souvenir !

Roberte demeurait stupéfaite. C’était sa tante qui parlait ainsi ! Elle ne la reconnaissait plus. L’âpreté de cet aveu faisait frissonner la marquise ; elle courba le front et ne répondit rien.

— Par mes funestes conseils, continua Henriette, tu t’es montrée une compagne froide et ennuyée, et ton mari n’a pas connu la créature bonne, aimante et dévouée que tu es. La voix mystérieuse qui t’appelait, c’était la voix de ton bonheur ; c’est par ma faute que tu ne l’as pas écoutée ; aussi, je m’accuse, Roberte, je m’accuse, et te demande pardon.

— Moi, vous pardonner ! dit-elle en se jetant dans les bras de sa tante.

Un mois se passa encore, puis un autre mois ; Mme Prémontré sentait que le but se rapprochait. Il y avait moins d’amertume dans les paroles de la marquise, car celle-ci commençait à s’avouer que sa tante avait peut-être eu raison de s’accuser.

Pendant le mois de janvier Mme Prémontré remarqua que Roberte était plus souvent pensive qu’auparavant, mais elle ne voulait rien brusquer. Elle attendait encore avant de reparler de M. de Bramafam ; depuis quatre mois, le marquis et la marquise vivaient séparés l’un de l’autre.

Dans les premiers jours de février 1870, les vents devinrent tels que Mme Prémontré et Roberte durent renoncer à leurs promenades habituelles ; les bourrasques de neige et de pluie se succédaient sans interruption. L’existence eût été impossible pour ces deux femmes, si elles n’avaient eu leurs causeries qui tenaient lieu de toutes distractions ; puis comment s’ennuyer en face de la mer, ce spectacle toujours le même et toujours changeant ?

— Je me rappelle qu’en 1853, dit un soir Mme Prémontré, ces tempêtes ont duré quinze jours de suite.

— Et vous êtes restée quinze jours de suite sans sortir ?

— Cela t’étonne ? J’avais mes livres, mon piano, et je faisais revivre mes souvenirs les uns après les autres.

— Pourquoi tentiez-vous de vous rappeler toujours le passé, vous qui avez souffert ?

Henriette jeta un regard profond sur sa nièce :