Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous vous applaudissait. J’ai examiné la marquise : enfoncée dans son fauteuil au coin du feu, elle contemplait la flamme, et à peine a-t-elle répondu aux quelques paroles qu’on lui adressait. Sa tante était en face d’elle… On aurait dit, à les voir silencieuses et froides toutes les deux, qu’elles avaient le même âge !

Mme Chandor prononça son petit discours avec un art exquis. Ce qu’il y avait de perfidie dans son regard, dans son accent, ne peut se peindre. Elle était beaucoup trop fine pour n’avoir pas compris que Loïc était blessé de ses paroles ; mais elle éprouvait comme un âpre plaisir à l’irriter davantage. Ces méchancetés n’étaient peut-être que la petite vengeance d’une jalousie posthume ; mais Loïc n’avait pas le calme nécessaire pour que cette réflexion lui vînt immédiatement à l’esprit.

— J’ai le regret de vous apprendre, chère madame, reprit-il avec une froideur calculée, que vous vous trompez absolument. J’ignore si Mme de Bramafam, si ma femme est telle que vous me la peignez. Vous l’avez dit vous-même, l’amour est aveugle ! Ce que je sais par contre, c’est que j’ai voulu épouser une honnête femme et non une coquette. La marquise ne monte pas à cheval, soit : au moins ne la rencontrera-t-on pas au bois de Boulogne escortée de jeunes gens. Elle ne danse pas, c’est vrai : j’y gagnerai de ne pas la voir, sous prétexte de valse, s’abandonner pendant dix minutes aux bras d’un homme. Elle parle peu, j’en conviens : je serai certain que celle qui porte mon nom ne risquera jamais une parole malsonnante.

Dès les premiers mots de Loïc, Norine s’était levée, une légère pâleur couvrait son visage ; mais elle avait trop l’habitude du monde pour laisser rien voir de sa colère. Quand le marquis s’arrêta, elle souriait :

— Ce que vous dites là, mon cher ami, me comble de joie. J’avais si peur que vous ne fussiez pas heureux ! Et maintenant, si vous voulez, nous allons rejoindre nos chasseurs.

— Tu m’as blessé, pensa Loïc ; mais je t’ai rendu trait pour trait. S’il avait pu voir le regard fauve que Norine lui jeta lorsqu’il

l’aida à remonter à cheval, il aurait été effrayé. Ce regard-là contenait autant de haine que de passion. Ils arrivèrent à l’hallali un quart d’heure après que tout était terminé.

— Qu’êtez-vous donc devenus ? demanda le général ; on vous cherchait partout.

— Nous nous étions perdus, répliqua Loïc, en évitant de rencontrer les yeux de Vivian Duvernay. En effet, Vivian avait été son confident, et il craignait que son ami ne devinât ce qui venait de se passer ou se méprît sur le sens de ce tête-à-tête ; mais Vivian ne pouvait rien soupçonner. Pour lui, Loïc était un type d’honneur