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était à recommencer, je serais autre que j’avais été. J’ai fait pour toi ce que je ne pouvais plus faire pour moi-même ! Jadis je t’ai donné le conseil, aujourd’hui je te montre l’exemple, et maintenant que tu as vu l’abîme, décide !

Rien ne saurait peindre l’âpreté de ces paroles. Il y avait là autant d’inquiétude que de douleur. Roberte courbait le front :

— S’il en aimait jamais une autre que moi, pourtant ? murmura-t-elle, trop bas pour que sa tante pût l’entendre.

Les deux femmes restèrent muettes pendant le reste du voyage. Cette vie brisée, que Roberte voyait s-e dresser devant elle comme un épouvantail, la faisait tristement songer.

Loïc les attendait sur le perron du château : il conduisit Mme Prémontré à son appartement, et quand celle-ci se sépara de sa nièce elle avait reconquis sur ce jeune cœur toute son influence passée.


III.

Quelques jours plus tard, le château de Lamargelle était plein de vie et de mouvement. Les hôtes espérés animaient la solitude. Parmi eux se trouvaient M. et Mme du Halloy, Vivian Duvernay, l’ami intime de Loïc, et Mme Norine Chandor. Cette Hongroise avait bien le type de sa race : grande, élancée, d’une élégance suprême, elle ressemblait à s’y méprendre à Mme de Pompadour, telle qu’on peut la juger par les portraits du temps. Elle possédait à un haut degré ce charme de l’attitude qui est si séduisant. Nulle ne savait comme elle se camper fièrement au milieu d’un salon, la tête un peu rejetée en arrière, la lèvre humide, les yeux brillans ; elle lançait alors des regards de souveraine sur tous, et suivant son expression hardie « se faisait passer en revue. » Paris se donne de temps en temps de ces reines-là. Mme Chandor avait quelque part un mari conseiller d’état, qu’on voyait dans les grandes occasions. Ce mari venait passer une semaine à Paris, en ayant soin de prévenir sa femme un mois à l’avance : il regardait en souriant les adorateurs de Norine, et s’en retournait placidement à Vienne, après avoir dit deux mots, fait quatre visites et bu cent bouteilles de Champagne. On plaisantait un peu M. Chandor : à tort sans doute, car le monde n’avait jamais pu articuler une accusation bien précise contre la belle Norine ; il se contentait de soupçonner. Elle portait des toilettes extravagantes ?… Une reine du high life ne peut faire autrement. Elle était de toutes les fêtes ? C’est qu’elle avait beaucoup de relations et des plus brillantes. On citait d’ailleurs son