Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/374

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pourtant ce matin j’ai eu comme une nouvelle révolte contre moi-même, contre vous. Si vous vous trompiez ? Si ce qui plaide en moi la cause de ma jeunesse avait raison ? Vous êtes ma meilleure amie, presque ma mère : si je suis en péril en repoussant vos conseils, sauvez-moi !

Mme Prémontré avait écouté sa nièce en conservant la même attitude, c’est-à-dire en la regardant fixement. Roberte lut sur son visage l’effroi que ces paroles lui inspiraient : elle se jeta dans ses bras en pleurant.

— Mon enfant, ma chère enfant ! murmura celle-ci en couvrant de baisers le front de la jeune femme, j’espérais bien que tu ne souffrirais pas aussi, toi !

Elle essuya les larmes qui coulaient sur ses joues :

— Écoute, reprit-elle, ce n’est pas ma tendresse seule qui m’autorisait à te pousser dans la voie où tu marches. C’est mon propre exemple. Il y a une chose que tu ignores ; j’ai été mariée à seize ans, à un homme que j’adorais. Dès les premières heures, je lui appartenais, entièrement, absolument. C’était un Dieu pour moi ; mon bonheur a duré deux ans ; deux ans de passion folle ! — J’étais une maîtresse pour lui, et j’étais toute fière quand on lançait des regards d’envie sur notre amour. Après ces deux ans, ce fut fini. Je le vis se refroidir brusquement… hélas ! Je sus bientôt qu’il me trahissait. J’ai voulu résister : je me suis brisée contre son oubli. Alors je me suis faite bassement sa complice, et j’ai tenté de le reconquérir par ce qui le séduisait chez les autres. Moi qui chérissais la vie calme, je me jetai dans le tourbillon. J’étais de toutes les fêtes, et la plus parée : les hommages venaient à moi, sans qu’il daignât même s’en apercevoir. Lorsque nous rentrions d’un bal ou d’un théâtre, il m’adressait un banal compliment, et c’était tout ; son cœur ne m’appartenait plus. Que de fois j’ai foulé aux pieds avec rage la parure que j’avais mise pour lui plaire ! Dix ans se passèrent ainsi…

Elle s’arrêta un instant. Le flot des souvenirs montait de son cœur à ses lèvres, et l’amertume de son langage s’en augmentait.

— Que te dirai-je ? Je compris un jour que ce serait folie de lutter encore. Qu’étais-je pour mon mari ? Une passion éteinte. Il m’avait aimée trop ardemment tout d’abord. Lui, continuait sa vie d’homme souriant et heureux. Aux premières paroles de jalousie qui m’échappèrent, il me répondit de façon à me témoigner combien il me trouvait ridicule. Une heure vint où l’adultère caché ne lui suffit plus. Il partit avec la première venue pour l’Angleterre : il y est mort. Quant à moi, j’étais veuve à trente ans, avec un cœur brisé, une existence détruite ! Voilà ce que j’ai souffert ! Je ne veux pas que tu souffres à ton tour. Je m’étais dit souvent que, si ma vie