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manquerait pas de l’occuper pour y asseoir, au centre de la Mer-Noire, sa base d’opération.

En attendant, le gouvernement russe a porté sur Nikolaïef ses principaux efforts. L’arsenal a été agrandi, on y a établi de nouveaux ateliers pourvus de tout l’outillage propre à la construction des navires cuirassés. On se hâte par tous les moyens de reconstituer dans la Mer-Noire la force navale détruite en 1854, et c’est ainsi qu’une batterie flottante circulaire, le Novogorod, construit à Saint-Pétersbourg, a été expédiée à Nikolaïef par chemin de fer. Bien entendu, on l’avait expédiée toute démontée. A Nikolaïef, les pièces ont été remontées, et elle est aujourd’hui à la mer, toute prête à concourir, avec un autre navire de même espèce, à la défense de Yéni-Kalé ou de l’embouchure du Dnieper. Ces deux points, l’embouchure du Dnieper et le détroit de Yéni-Kalé, seraient plus difficiles à forcer aujourd’hui qu’en 1855. Les anciens ouvrages ont été relevés et agrandis, ou plutôt remplacés par des ouvrages nouveaux, et, comme à Kronstadt, on a cuirassé les forts qui défendent l’entrée de l’Azof.

Quoi qu’elle ait fait depuis cinq ans, il faudra encore du temps pour que la Russie puisse ressaisir sur la Mer-Noire la suprématie qu’elle y exerçait avant l’expédition de Crimée. Les quinze années qu’a duré le traité de Paris ont permis à la Turquie de prendre une grande avance : elle a fait construire en Angleterre des navires cuirassés, et elle possède aujourd’hui une escadre imposante par le nombre comme par la qualité des navires. Le sultan Abdul-Aziz se plaisait à la voir parader au mouillage sous les fenêtres de son palais de Dolma-Bagtché ; aussi ne quittait-elle que bien rarement les eaux du Bosphore, et les équipages restaient étrangers à cette pratique de la mer que rien ne supplée. Comment dès lors les officiers auraient-ils pu former leur coup d’œil, se faire la main, apprendre enfin à conduire et à manier ces grands et puissans navires? L’instrument est bon, mais la main qui doit s’en servir est inhabile. Cependant, bien que la pratique et le savoir y fassent défaut, cette escadre, conduite par un chef résolu et entreprenant, pourrait encore frapper un grand coup. Celui qui la commande en ce moment sera-t-il ce chef? Son passé est là pour répondre à cette question. Ancien officier de la marine anglaise, on l’a vu dans la guerre de la sécession américaine parmi ces hardis blockade runners (coureurs de blocus) qui, forçant la ligne d’un blocus étroitement serré, s’en allaient jeter dans Charleston des armes et des munitions. Ces hommes-là ne manquaient ni d’esprit d’entreprise, ni de résolution.

Dans la Baltique, voilà quinze ans que la Russie travaille à constituer sa force navale, à l’organiser, à l’aguerrir, donnant le spectacle