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elle s’est retournée vers la Mer-Noire et s’est mise à l’œuvre pour y relever l’édifice abattu de sa puissance; mais, en le relevant, elle saura tenir compte des enseignemens de la guerre et mettre à profit une expérience qui a coûté tant de sang. C’est ainsi que le vaincu sait trouver dans la défaite même le secret de réparer sa défaite.

En 1854, la flotte alliée avait pu occuper sans obstacle le port de Balaklava, la baie de Kamiesh et les autres baies qui découpent les rivages de la presqu’île de Chersonèse. Dans ces baies étroites et profondes, elle avait trouvé un abri pour ses vaisseaux comme pour la flotte de transport, et en avait fait le centre de ravitaillement de l’armée de siège. L’occupation de ces baies avait été son salut pendant le rude hiver qui suivit le coup de vent du là novembre 1854, où, mouillée en pleine côte, elle avait failli périr tout entière. Que serait devenue la flotte de transport sans cette occupation? que serait devenue l’armée elle-même, privée pendant ce long hiver de l’appui de la flotte, privée du même coup des ravitaillemens qui affluaient dans ces ports improvisés et qu’on y débarquait en pleine sécurité? C’est grâce aux baies de Chersonèse que l’armée alliée a pu prendre Sébastopol; sans elles, il n’y avait pas de siège possible.

La défense de Sébastopol est donc liée à celle des baies de Chersonèse; elle n’est pas dans Sébastopol, non plus que dans les ouvrages que le général Totleben avait accumulés sur la rive gauche, en face et sous le canon des assiégeans, elle est dans l’occupation de la presqu’île. Toutes les baies, depuis Balaklava jusqu’à Streleska, doivent être mises en état de défense. Il ne faut plus que l’ennemi, maître de la mer, puisse s’y établir à son aise et faire une place d’armes du plateau qui domine la vallée de la Tchernaïa. C’est à cette condition que l’on pourra faire de Sébastopol, sinon un arsenal maritime, du moins une place de guerre. Si jusqu’ici le gouvernement russe semble avoir hésité devant une si grosse et coûteuse besogne, c’est que Sébastopol ne présente plus aujourd’hui les conditions que réclame la sécurité d’un arsenal maritime. On pourra en défendre les approches par tous les moyens dont dispose la guerre moderne, on n’empêchera pas un ennemi audacieux de venir jeter ses projectiles jusque dans l’intérieur du port pour y porter l’incendie. Sébastopol, comme beaucoup d’autres ports militaires, est forcé d’abdiquer devant les longues portées de la nouvelle artillerie. Cependant sa position avancée sur la Mer-Noire en fera toujours un point d’une grande importance, soit pour le stationnement d’une force navale, soit comme port de refuge et de ravitaillement. Enfin une dernière considération s’impose ici qui domine toutes les autres, c’est que, si la Russie ne l’occupait pas en force, aussi bien que la presqu’île, l’ennemi, maître de la mer, ne