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protectrice? Les lettrés étrangers rendaient à Catherine d’autres services; ils la tenaient au courant, dans une correspondance familière, de ce qui se faisait, de ce qui se disait à Paris; ils lui ramenaient l’opinion, ils tournaient en ridicule ses ennemis. C’était eux encore qui partout lui recrutaient des officiers, lui embauchaient des savans, des artistes, des ingénieurs, et montraient la Russie comme une terre promise à tous les talens méconnus. Sans doute, à Moscou, les dévots murmuraient de cette intimité de la tsarine orthodoxe avec les libres penseurs, les athées de l’Occident; elle eut même à se défendre des reproches d’un haut personnage ecclésiastique, qui semble être l’archevêque Platon. Sa réponse mérite d’être citée; elle prouve que Catherine a rarement perdu de vue le côté utilitaire de ces relations : « Moins de vous que de tout autre, de vous une personne sacrée, qui a été distinguée, honorée, comblée de bienfaits, je pouvais m’attendre à cette absurde appréciation de ma correspondance (avec Voltaire). Un cœur plein de méchanceté pouvait seul lui donner cette maligne interprétation. Quoi de plus innocent qu’un tel commerce épistolaire, alors que ce vieillard de quatre-vingts ans, dans ses écrits que lisait l’Europe entière, s’efforçait de glorifier la Russie, d’humilier ses ennemis, de contenir l’hostilité agissante de ses propres concitoyens, empressés de répandre partout leur haine envenimée contre notre patrie, et qu’il réussissait à les contenir? À ce point de vue, les lettres adressées à l’athée n’ont point, je pense, porté de préjudice ni à l’église ni à la patrie! »

Catherine II, en protégeant nos philosophes, se venge du ministère et de la cour de Versailles. Elle se pose en redresseur des torts que se donne la royauté bourbonnienne vis-à-vis de l’intelligence française. Le premier titre à sa faveur est d’avoir encouru la défaveur de Louis XV ou de M. de Choiseul. Voltaire, réfugié à Ferney, D’Alembert, privé de ses pensions, Diderot, écarté de l’Académie, sont ses amis naturels. Elle traduit Bélisaire condamné par la Sorbonne. Elle souscrit à l’Encyclopédie au moment où la publication en est suspendue par ordre; elle offre un emploi à Beccaria dès que le Traité des délits et des peines est interdit à Paris, Toutes les forces vives que Louis XV dédaigne et irrite, elle les appelle à elle. Elle est en France la « souveraine » des gens d’esprit; déjà dépouillé par Frédéric II, qui est, même chez nous, le roi des militaires, Louis XV ne compte plus.

Ces correspondances font mieux voir ce qu’était Catherine II. Quelle puissance de séduction avait-elle pour exercer un tel empire sur les génies les plus divers, le froid D’Alembert, le passionné Diderot, le sceptique Voltaire, le rude Falconet? Elle a voulu n’être