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1792, était l’objet des railleries de Voltaire. Celui-ci pourrait se définir un monarchiste libéral, Rousseau est un républicain. L’un joue au seigneur de Ferney, l’autre est citoyen de Genève. Rousseau, qui déjà conseillait aux Polonais de couper la tête à Poniatovski, quelle figure eût-il faite dans l’intimité des rois? D’instinct, Catherine l’avait pris en aversion. Elle attribuait à l’Emile la mauvaise éducation du prince de Danemark ; elle le rangeait parmi « les livres contre la loi et les bonnes mœurs, qui doivent être prohibés du monde entier. » A propos du Contrat social, elle se moquait du « nouveau saint Bernard, qui prêchait une croisade contre elle. » Quand plus tard des troubles éclatèrent à Genève, elle annonçait que « c’était Rousseau qui avait mis le feu aux étoupes. »

Dans sa correspondance avec les hommes de lettres de l’Occident, Catherine II a cherché à la fois un plaisir personnel et l’intérêt de son empire. Fatiguée de son entourage de courtisans, aspirant à vivre quelques heures avec des égaux, elle cherchait hors du Palais-d’Hiver, hors de la Russie, des intelligences contre lesquelles la sienne pût s’exercer. Pour ses hôtes et ses correspondans, elle se dépouillait de son rang, ne voulait être qu’une aimable femme, un homme d’esprit. Elle eut des plaisirs nobles et raffinés que ne soupçonnèrent ni les Louis XV de France, ni les George d’Angleterre. La Russie n’y perdait rien. En protégeant dans l’Europe entière les écrivains et les artistes, Catherine ravissait au roi très chrétien une gloire dont Louis XIV avait été si fier : c’était à Saint-Pétersbourg et non à Versailles qu’on trouvait un Auguste. On avait dit le siècle de Louis XIV, pourquoi ne dirait-on pas le siècle de Catherine II, puisque Louis XV manquait à son époque? Le prestige de son empire s’en accroissait; or qui ne sait que le prestige c’est encore de la puissance? La Russie, hier encore un pays barbare, semblait marcher à la tête de la civilisation, en goûter tous les raffinemens et toutes les élégances exquises. Quand on voyait Catherine, au milieu des dépenses d’une triple guerre, acheter des tableaux, pensionner des écrivains, dresser des monumens de bronze, qui aurait pu s’aviser qu’un tel superflu de culture cachât souvent l’absence du nécessaire? Les acquisitions de Teniers, de Vanloo et de Wouvermans faisaient supposer des finances bien en ordre, par conséquent une agriculture prospère et des campagnes populeuses : le respect et presque la terreur de la Russie grandissaient en Europe, Catherine attirait les sympathies par les mêmes procédés : était-ce donc un empire barbare que celui où l’on appelait Beccaria pour faire les lois pénales, où les maximes de Montesquieu devenaient celles de l’état, où un Diderot était l’hôte favori de la tsarine, où les idées réputées subversives à Paris trouvaient la souveraine pour