Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peu amusé la galerie. Ce n’est qu’un hâbleur, qui s’en fait beaucoup accroire et qui a l’air d’un charlatan. » Dans sa correspondance avec Falconet, on voit combien elle est déjà fatiguée de voir son ministre manqué prendre un ton si haut, et Falconet lui-même, après avoir essayé de le défendre, est obligé de s’écrier: « Est-il possible que l’auteur de l’Ordre essentiel en mette si peu dans sa conduite? » Une autre série de lettres, publiées il y a dix ans par M. Cournault, prouve que c’était Diderot qui avait recommandé Mercier de La Rivière. Diderot, que tant d’expériences n’avaient pas corrigé, s’était engoué, comme à son ordinaire, pour l’auteur de l’Ordre essentiel. « Ah! mon ami, écrivait-il à Falconet, si sa majesté impériale a du goût pour la vérité, quelle sera sa satisfaction! je la devine d’avance et je la partage. Nous nous privons de cet homme pour vous; il se prive de nous pour elle... Ah! mon ami, qu’une nation est à plaindre lorsque des citoyens tels que celui-ci y sont oubliés, persécutés et contraints de s’en éloigner, de porter au loin leurs lumières et leurs vertus. Lorsque l’impératrice aura cet homme-là, de quoi lui serviront les Quesnay, les Mirabeau, les Voltaire, les D’Alembert, les Diderot? A rien, mon ami, à rien. C’est celui-là qui la consolera de la perte de Montesquieu. »

Falconet, mieux renseigné, versa comme une douche glaciale sur cet enthousiasme de son ami : « Si jamais vous recommandez quelqu’un à l’impératrice, faites qu’il se choisisse une compagnie qui honore son jugement... S’il se trouve au cercle de l’impératrice, il ne dira pas assez haut pour être entendu : un homme comme moi, parce que les assistans ne voudront jamais prendre ces quatre mots pour de la modestie. Lorsqu’il disputera sur un endroit de l’Ordre naturel, il ne dira point à son adversaire avec emportement : Il faut être bien bête pour ne pas m’entendre, etc. » Falconet malmena si fort le trop confiant Diderot, que l’impératrice fut obligée d’intervenir pour dégager celui-ci; elle écrivait : « Et Diderot, et Galitsine, et vous, et Panine et moi, et l’auteur même de l’Ordre essentiel, nous avons tous pris le change; nous avons la berlue, nous croyons à des lettres, à des dires de vingt personnes ; mais nous étions des bêtes. » Tel fut l’épilogue de la mission civilisatrice de La Rivière.

L’impératrice, qui n’avait guère eu à se louer de ces trois hôtes de la Russie, l’abbé Chappe, Rulhière, Mercier de La Rivière, trouva plus tard une aimable compensation dans la société de l’ambassadeur de France, le comte de Ségur. Celui-ci a essayé de rendre dans ses Mémoires le charme infini des prévenances impériales, les longues causeries de voyage sur le Dnieper ou dans les steppes de Crimée, les gracieuses réprimandes que lui attiraient les légèretés du prince de Ligne à l’égard des mœurs tatares, ses vains efforts