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par exemple entre une grave affaire d’état confiée à Panine et une missive envoyée à Voltaire : les dépêches politiques en langue russe, adressées à ses ministres, peuvent, grâce à ce rapprochement, jeter quelque lumière sur certains points de sa correspondance française avec les philosophes. Cependant l’ordre chronologique a aussi ses inconvéniens, puisque la série des lettres destinée à un même correspondant se trouvera dispersée dans huit ou dix volumes, dont la moitié n’a pas encore paru.

Mme de Bielke, née de Grothus, habitait Hambourg. Elle n’est guère connue que par les lettres de l’impératrice : on y voit qu’elle était une intime de la mère de Catherine, et celle-ci se plaît à rappeler les beaux jours d’autrefois et le souvenir de « ses étourderies. » C’est donc une amie de famille, une amie d’enfance qu’elle retrouve à Hambourg. D’abord elle ne lui demande guère que de menus services, par exemple de trouver une gouvernante pour ses filles d’honneur. Entre autres qualités, elle veut que cette gouvernante ait de l’esprit et de la gaîté. Si ce phénix se rencontrait, « ses filles d’honneur n’en tâteraient pas; » Catherine la garderait pour elle seule. « Je vous avouerai, continue-t-elle, qu’il n’y a au monde que deux femmes auxquelles je puis parler une demi-heure de suite : soit par coutume, soit par goût, je ne puis faire la conversation qu’avec les hommes. » Peut-être qu’une femme d’esprit la réconcilierait avec son sexe. Catherine II laisse échapper dans ces lettres plus d’un trait qui révèle jusqu’aux nuances de son caractère. « Il faut être gaie, dit-elle à son amie; il n’y a que cela qui fait qu’on surmonte et supporte tout. Je parle d’expérience, car j’ai supporté et surmonté bien des choses en ma vie. Je riais cependant quand je pouvais, et je vous jure qu’à l’heure qu’il est, où j’ai tous les embarras de mon état, je joue de fort bon cœur le soir, quand l’occasion s’en présente, à colin-maillard avec mon fils. Nous disons que c’est pour la santé, mais, entre nous soit dit, c’est pour faire l’enfant. »

Un peu plus tard, Catherine II s’aperçoit que Mme de Bielke peut lui rendre d’autres bons offices que de lui trouver des gouvernantes ou d’écouter ses confidences intimes. Mme de Bielke semble avoir été une sorte de Mme Geoffrin allemande. Elle est femme d’esprit, elle a sans doute un salon où elle reçoit des hommes d’état. Sur les cours de Suède et surtout de Danemark, elle sait une foule d’anecdotes inédites dont elle régale l’impératrice. Ses lettres ne se sont pas retrouvées ; mais, par les réponses de Catherine, on voit qu’elles devaient constituer une chronique bien nourrie, un véritable courrier du Nord. Catherine II, à son tour, lui donne des détails sur ses projets de réformes, ses travaux législatifs, ses fêtes de Tsarskoe-Sélo, ses victoires de Pologne et de Turquie. Elle sait bien que ses