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me console et je me distrais avec mes livres. J’aime mieux être assis dans votre bibliothèque, sur ce petit banc qui est au-dessous de l’image d’Aristote, que dans leurs chaises curules, et me promener avec vous qu’avec celui qu’il faudra, je le vois bien, suivre dans ses promenades. » Et ailleurs : « Je n’envie point la fortune de César, et je préférerai toujours à toutes ses grandeurs une promenade faite avec vous au beau soleil de Lucrétile. » Ni ses maisons de campagne, ni ses livres, ni la philosophie, ni les beaux-arts ne pouvaient tromper longtemps ses regrets, ses inquiétudes et ses chagrins. Il tâchait d’oublier, et il se souvenait ; il se disait : Soyons calme, et il s’échauffait en le disant, et quand les occasions l’appelaient, il disputait contre elles, il tergiversait, il se récusait, il consultait ses amis ; mais il finissait par s’écrier : L’honneur et la république le veulent, me voilà prêt ; j’irai ! Et il partait pour Pharsale sans réussir à s’aveugler sur les périls et sur l’inutilité de son dévoûment. Tel est le Cicéron qu’a peint M. Boissier dans un livre aussi instructif qu’attrayant, où le piquant du détail ne fait aucun tort à la solidité du fond, à la générosité de la pensée : « Ah ! croyez-moi, monsieur, lui a dit M. Legouvé, quand on rencontre dans l’histoire de pareils hommes, il faut, tout en respectant les droits imprescriptibles de la vérité, laisser leur image dans cette attitude sculpturale qui les présente à la postérité comme autant de phares immortels, destinés à luire. à travers les âges pour enchanter les regards des générations successives et leur servir de guides. » Nous ne savons pas si les phares ont des attitudes sculpturales, mais nous pensons qu’un historien ne doit point se préoccuper de donner des attitudes aux personnages dont il raconte la vie. Voltaire écrivait à Laharpe : « Je ne connais guère que vous qui sachiez écrire, les autres font des phrases. Ils sont tous les élèves du père Nicodème, qui disait à Jeannot :

Fais des phrases, Jeannot, ma douleur t’en conjure. »

On sentait, en écoutant l’honorable directeur de l’Académie, qu’il n’avait pas de sympathie naturelle pour le genre d’études et de talent de M. Boissier, mais qu’il avait pris son parti de ne lui rien dire de désagréable. Un auteur dramatique recevait un érudit, un conférencier souhaitait la bienvenue à un professeur. M. Legouvé a témoigné au récipiendaire une tolérance courtoise et gracieuse. Henri Heine prétendait qu’en Chine tout le monde est poli, et que lorsque deux cochers du Céleste-Empire se rencontrent avec leurs voitures dans un passage étroit et que les roues s’accrochent, ils ne se fâchent point, ils ne jurent point, mais qu’ils descendent tranquillement de leur siège, font beaucoup de génuflexions et de révérences, s’efforcent ensuite en commun de dégager leurs roues, après quoi ils se font de nouveau la révérence, se disent