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M. Mommsen déteste les grâces coquettes du style de Cicéron, il n’est pas de haine plus sincère que celle qu’inspirent les sourires d’une jolie femme à une femme qui ne sait pas sourire.

M. Boissier a beaucoup étudié M. Mommsen, comme c’était son devoir; il admire sa prodigieuse érudition, son étonnante sagacité, ses travaux qui, sur plus d’un point, ont renouvelé l’histoire romaine; mais il n’a garde d’accepter tous ses jugemens, de souscrire à toutes ses sentences, de prendre à son compte ses injustices. Il y a cette différence entre M. Mommsen et M. Boissier, que M. Boissier a le goût délicat, qu’il est de belle humeur, et personne ne lira son livre sur Cicéron et ses amis sans aimer davantage Cicéron. M. Legouvé lui a reproché d’avoir étudié le grand homme dans sa correspondance; c’était, a-t-il dit, entrer dans cette grande âme par la petite porte. Y a-t-il rien de plus grand dans toute l’œuvre de Cicéron que sa correspondance? Quand on vient de relire les Olynthiennes et le discours sur la Couronne, on peut être tenté de trouver de la déclamation dans le Pro Milone et dans les Catilinaires ; quand on vient de relire un dialogue de Platon, on est enclin à juger avec quelque sévérité les Tusculanes, mais les lettres de Cicéron sont un chef-d’œuvre incomparable, et on pourrait dire un monument unique, si Voltaire n’avait pas existé. C’est là que M. Boissier est allé chercher le vrai Cicéron, avec sa grandeur et ses faiblesses, et le portrait qu’il a fait de lui est ressemblant et pourtant respectueux. Ce fut le malheur de Cicéron d’avoir à la fois beaucoup d’âme et infiniment d’esprit; sa pénétration vive et railleuse l’empêchait de se faire d’illusions sur rien. Il comprenait son temps, il sentait que c’en était fait de la république, que Caton compromettait le parti des honnêtes gens par ses raideurs et ses arguties de doctrinaire, que Pompée n’aimait que Pompée, que César était l’homme du destin, que les jours approchaient où la parole serait mise à l’interdit, où le talent le plus utile serait celui de se taire. Dans la grande lutte des intérêts et des principes, il est demeuré fidèle aux principes, sans pouvoir se dissimuler qu’il était le dernier défenseur d’une cause perdue. Il avait trop d’honneur et de probité pour se liguer avec les coquins, trop de clairvoyance pour s’abuser sur les fautes de ses amis, trop de ressources dans l’esprit pour ne pas chercher à se distraire des malheurs publics, trop de philosophie pour ne pas tenter de se consoler, trop de sensibilité naturelle pour y réussir. C’est en vain qu’il écrit à Atticus : « Je jouis de ma maison de Rome et de mes maisons de campagne. Que je vive avec toi et avec mon frère, et qu’on renverse tout ce qu’on voudra, on ne m’empêchera pas de philosopher avec vous; mon cœur s’est endurci, j’ai perdu cette sensibilité qui échauffait ma bile, locus ille. animi nostri, stomachus ubi habitabat, concalluit. » C’est en vain qu’il écrit encore : « Depuis que la république est dans un si triste état, je