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traverse la vie un questionnaire à la main. Ovide et Juvénal ont beau se taire, il a juré d’avoir leur secret, et comme il a autant d’indiscrétion que de curiosité, il colporte dans la ville et dans les faubourgs les confidences qu’il a surprises. Oh ! que M. Patin était un homme plus commode et moins dangereux ! Il n’a jamais dit d’Horace que ce qu’Horace désirait qu’on en dît. M. Boissier est de la famille des fureteurs qui écoutent aux portes, regardent par le trou des serrures, se fourrent partout, fouillent dans les coins, ouvrent et vident les tiroirs. Ovide et Juvénal ont eu grand tort de le laisser entrer chez eux.

M. Legouvé n’a pas loué sans réserves les tendances et les procédés de la nouvelle école ; il a parlé en d’excellens termes du beau livre de M. Boissier sur la Religion romaine, il a été moins gracieux pour le charmant volume intitulé Cicéron et ses amis. Il s’est plaint que M. Boissier se servait trop du microscope, qu’il avait trop de goût pour les petits faits et les petits détails, qu’il aimait à chercher le côté faible des hommes politiques et des écrivains ; il lui a reproché surtout d’avoir diminué et rapetissé le grand orateur, et ce reproche nous a rappelé un mot de M. Thiers, qui disait : « M. Boissier aura ma voix, quoiqu’il ait le grand tort de ne pas aimer assez Cicéron. » il y a assurément dans ce monde un homme qui n’aime pas assez Cicéron ; il vit à Berlin et il s’appelle M. Mommsen. Il a bien voulu nous apprendre que Cicéron était un mince personnage et un écrivain de troisième ordre, qu’il n’avait ni convictions ni passions sincères, qu’il n’était qu’un avocat et un mauvais avocat, qu’il avait l’âme d’un feuilletoniste, que sa correspondance tant vantée en fait foi, ou que plutôt il était une nature de journaliste dans le plus mauvais sens du mot, qu’enfin c’était un bousilleur dans tous les genres, ein Pfuscher. M. Mommsen est un savant du premier ordre, qui est un homme d’esprit ; mais cet homme d’esprit a dit plus d’une fois des sottises, insulse et arroganter, comme s’exprimait Cicéron. On ne peut imaginer un érudit plus différent de M. Patin que M. Théodore Mommsen, et on n’aurait pu imaginer pour M. Patin un supplice plus douloureux que de l’enfermer pendant quarante-huit heures tête-à-tête avec M. Mommsen, en condamnant ces deux hommes à se parler et à se comprendre. Plus ils se seraient parlé, moins ils se seraient compris, et le dénoûment aurait été tragique ; mais c’est le Prussien qui aurait survécu. On ne saurait compter M. Mommsen parmi ces lettrés privilégiés et bénins qui n’ont pas de serpent dans le cœur ; celui qu’il nourrit a la taille et l’appétit d’un boa constricteur. M. Mommsen est tourmenté par l’âcreté de sa bile ; si grande que soit sa situation, elle ne lui suffit pas. C’est un césarien convaincu et fervent, que César ne consulte pas et qui se plaint de n’être pas honoré selon son mérite, et il exprime sa mauvaise humeur dans un style brutal, âpre, il a une plume qui l’éclabousse et troue le papier. C’est très sincèrement que