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masse incohérente et rebelle aux assimilations. Tout ce qu’il y avait d’anarchie accumulée depuis longtemps par un régime démoralisateur faisait explosion. Au sein d’une liberté sans limite, tous les partis exploitaient naturellement les passions, les fanatismes, les instincts de désordre d’une population impressionnable, facile à enflammer contre les lois, contre les impôts, contre l’ordre nouveau. Les défenseurs du régime déchu organisaient sous une couleur politique un véritable brigandage; le mazzinisme, de son côté, faisait des provinces méridionales le quartier-général de ses agitations en se servant du nom de Garibaldi. Vainement le cabinet de Turin essayait de régulariser ce chaos et envoyait dans le midi lieutenans sur lieutenans, Farini d’abord, puis le prince de Carignan avec M. Nigra, puis M. Ponza di San-Martino : ces provinces du sud, livrées à toutes les excitations, turbulentes, indisciplinées plutôt qu’hostiles, restaient une énigme d’anarchie pour les Piémontais qui se succédaient à Naples. Ce midi risquait d’être une autre Irlande au flanc d’un royaume à peine constitué, de sorte que Cavour se trouvait au même instant en face de toutes les complications intérieures et extérieures d’une œuvre inachevée.

Il avait raison de le dire, il n’avait pas encore le droit de se reposer dans sa conquête. Il avait tout à la fois à négocier l’avènement de l’Italie nouvelle auprès de l’Europe, à fixer sa politique sur Venise et sur Rome, à poursuivre la pacification du midi, l’assimilation législative et administrative de tant de provinces diverses, la réorganisation militaire du nouveau royaume, la fusion de six ou sept budgets dans un seul budget, chargé, dès le premier jour, d’un déficit de 500 millions! Quelquefois, malgré son entrain et sa trempe vigoureuse, il se sentait saisi d’une indicible émotion, il se demandait s’il pourrait aller jusqu’au bout de cette œuvre dévorante où il prodiguait son activité et sa vie; il retrouvait aussitôt tout son courage. Il se raidissait contre les difficultés dont il se voyait assailli, qui lui venaient des divisions, des ressentimens personnels, des choses et des hommes, même souvent des hommes les plus élevés, — de toutes ces questions d’organisation qu’il prétendait conduire et résoudre au milieu de la liberté la plus complète, car pour lui il ne voulait ni de la dictature pour simplifier l’unification, ni de l’état de siège pour pacifier Naples. C’est par la discussion qu’il entendait réussir, au risque d’avoir encore à passer par de redoutables épreuves. Sa force était dans le parlement, dans la confiance du pays, dans son immense autorité sur l’opinion, dans le concours de l’élite nationale, des esprits libéraux ralliés à sa pensée. Sa faiblesse était dans une situation encore mal apaisée et indécise, où tout pouvait dépendre d’un entraînement, de l’audace d’un chef