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commerce ou la consommation. Le système fiscal de la Russie est une lourde machine aux ressorts primitifs et grossiers, mais c’est encore peut-être celle qui pouvait le mieux fonctionner sous ce rude climat. En tous cas, la vieille machine faisait son office de moissonneuse ou de tondeuse, fauchant et récoltant à peu près tout ce que le fisc pouvait tirer du sol. Si le contribuable souffrait, le trésor était satisfait. Malgré les défauts de son régime fiscal, les finances de la Russie avaient devant elles un bel et sûr avenir. Pour prospérer, il ne leur fallait qu’une chose, c’est que rien ne vînt entraver le jeu régulier de l’impôt ou en forcer les ressorts déjà tendus. Entre des mains sages, le mécanisme financier actuel pouvait, sans trop de mal, pourvoir aux besoins journaliers du trésor; il ne saurait suffire à des exigences plus grandes et à des nécessités nouvelles.

Accroissement de la dette et des dépenses militaires, diminution des ressources destinées aux dépenses productives, tel sera pour les finances de la Russie le bilan probable de la crise orientale. A l’aide de la paix et d’une sage administration, le pays triompherait rapidement de ces difficultés. Une guerre comme celle de 1828 pourrait le rejeter en arrière de dix ans, de quinze ans, selon la longueur et les dimensions de la lutte. L’état aurait beau multiplier les canaux qui alimentent le trésor, il ne saurait grossir le fleuve de son revenu sans risquer d’en tarir les sources. Je sais qu’il y a en Russie des esprits que la perspective d’une crise financière n’épouvante point. L’impuissance du trésor public pourrait, selon certains patriotes, être pour l’empire le point de départ d’une rénovation politique. Comme la monarchie française à la veille de la révolution, le gouvernement des tsars, à bout de ressources, pourrait se voir obligé d’en appeler à la nation et de convoquer une sorte d’états-généraux. C’est là un rêve ou une espérance qui n’est pas nouvelle en Russie; je crains bien que ce ne soit aussi qu’une illusion. Quand de tels songes viendraient à se réaliser, c’est une mauvaise chose pour un peuple que d’arriver à la liberté politique par cette porte étroite et escarpée du déficit, sous la conduite de la pauvreté, de l’ignorance et des haines qui partout accompagnent les lourds impôts et les mauvaises finances. Ce fut là une des causes de la violence et de l’insuccès de la révolution de 1789. Le chemin qui mène le plus sûrement à la liberté, c’est la grande route du progrès pacifique, c’est le développement normal des ressources et des facultés d’une nation. A tous égards, les intérêts moraux de la Russie ont autant à perdre à une guerre que ses intérêts matériels.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.