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l’empereur Nicolas, aux passeports démesurément chers et aux permis de voyage désespérément difficiles à obtenir; le tsar retiendrait peut-être ainsi dans ses états quelques millions de roubles de plus. Au point de vue économique du reste, en Russie comme en Amérique, cette exportation du numéraire par les voyageurs n’est pas toujours sans compensation : dans les deux pays, l’émigration des touristes a pour contre-partie l’immigration des hommes d’affaires, des commerçans, des artisans. Certes la Russie, sous ce rapport, est loin d’égaler les États-Unis, qui, en capitaux comme en bras, enlèvent annuellement à l’Europe beaucoup plus que ne lui restituent les touristes américains. En Russie cependant, s’il n’y a plus depuis longtemps de grand courant de colonisation, il y a toujours de sourdes infiltrations du dehors, de l’Allemagne surtout, et les étrangers venus pour y gagner leur vie ou y faire fortune lui apportent souvent leur pécule ou leur petit capital. S’il ne vient pas en Russie un plus grand nombre de bras ou une plus grande quantité de capitaux, la faute en est en partie aux Russes eux-mêmes. Dans cette sphère aussi, il s’est manifesté une sorte de protectionisme qui, sous prétexte d’éviter la concurrence ou d’empêcher l’exploitation du sol national au profit de l’étranger, écarte, au lieu de les attirer, les capacités et les capitaux du dehors. Les sociétés étrangères industrielles et financières ont contre elles aujourd’hui le préjugé public ou les méfiances d’un patriotisme jaloux, et, comme d’autres peuples des deux mondes, la Russie se prive parfois ainsi d’un concours qui, au point de vue monétaire comme au point de vue économique, lui serait souvent précieux.

L’excédant des importations et les annuités de la dette extérieure, les voyageurs enfin qui visitent l’Europe et les malades qui vont passer l’hiver dans le midi ou prendre les eaux d’Allemagne, enlèvent annuellement à la Russie une partie de ce qui lui reste de numéraire. Comment donc en a-t-elle trouvé assez jusqu’ici, non-seulement pour solder ses comptes avec l’étranger, mais pour augmenter constamment le chiffre de ses affaires avec lui? Ce seul phénomène, ce seul fait de l’accroissement régulier et continu de l’importation et des achats de la Russie au dehors, montre que, malgré cet incessant drainage, ses ressources ne sont pas épuisées, et prouve par là même que le manque de numéraire n’est ni le seul ni le grand obstacle au rétablissement du paiement en espèces. Pour expliquer cette apparente anomalie, on a dit que la Russie payait l’étranger avec l’or qu’elle lui empruntait. Il peut y avoir là quelque chose de vrai, au moins pour la dette contractée par l’état, et ce dernier pourra se trouver embarrassé s’il lui est longtemps interdit de recourir à l’emprunt. On ne saurait cependant expliquer entièrement