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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

d’une vie qu’il brûle de sacrifier. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il ne soit pas compris de la foule, et en quoi sa valeur en est-elle diminuée ? Encore une fois, l’intention bien marquée de Sophocle est de diriger notre principal intérêt sur Antigone, la fille pure de l’incestueux Œdipe, la victime fatalement désignée, elle aussi, mais qui relève les siens par la noblesse de son sacrifice, par l’admiration et par la pitié qu’elle inspire.

Nous ne prétendons pas faire une analyse complète de la pièce de Sophocle, ni même seulement du rôle d’Antigone. Une étude quelque peu précise nous entraînerait dans un détail infini et ne saurait se passer du texte original. D’ailleurs le principal sur ce rôle a été dit, et excellemment, par des critiques français dont il est bon de rappeler le souvenir en face de ces erreurs d’une partie considérable de la critique étrangère. Nous avons voulu seulement insister sur deux points. Il nous a paru nécessaire de faire ressortir, plus qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, la valeur tout antique qui appartient dans la pièce à la religion des morts et de la famille, et de montrer nettement qu’elle en contient la pensée fondamentale et l’unité. Ce point de vue antique a une importance capitale. Faute de s’y placer, on ne comprendrait, chez le même poète, ni l’Ajax, où le goût moderne regrette une double action et une fin languissante, ni cette admirable tragédie d’Œdipe à Colone, à la fois divine et profondément humaine, où la religion des morts vient de même étendre comme un voile d’oubli et de paix sur les crimes d’une race maudite, où elle sanctifie la solution mystérieuse de la destinée du héros thébain. Nous avons pensé aussi qu’il y avait quelque intérêt à relever un fait assez curieux dans l’histoire de la critique : la transmission, volontaire ou non, de l’exagération de l’idée de l’état chez des maîtres illustres, le puissant penseur Hegel, et le savant antiquaire et helléniste Boeck, tous deux professeurs à Berlin.

Pour quelle part l’esprit allemand, ou plutôt l’esprit prussien, est-il entré dans leur théorie sur l’Antigone? Et d’abord n’est-ce pas à Hegel que remonterait la première influence, influence si forte que le monde intelligent s’en serait pénétré et l’aurait transmise à la critique littéraire par une communication insensible et naturelle ? Ces questions regardent avant tout le politique et le moraliste, qui reconnaissent dans les redoutables doctrines hégéliennes une origine des idées actuelles de la Prusse sur les droits de l’état et sur ses rapports avec l’église. Ils peuvent même y trouver l’explication de certaines formes de patriotisme et de vertu civique. Et assurément il y a de quoi surprendre et faire réfléchir dans cette puissance, jusqu’ici inconnue, d’esprit de suite et d’application pratique, qui fait passer les constructions logiques dans le tempérament et dans