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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

et plus pernicieuse à l’intelligence des ouvrages anciens ; c’est les dépouiller de leur caractère et de leur vie propre. Replaçons-nous donc d’abord, autant que possible, au point de vue grec.

On a souvent rapproché de ces paroles d’Antigone le langage prêté par Hérodote à un de ses personnages, la femme d’Intapherne, qui, ayant le pouvoir d’arracher à la mort ou son mari, ou un de ses enfans, ou son frère, se décide en faveur de celui-ci, et explique cette préférence par les mêmes raisons données presque dans les mêmes termes. L’analogie est frappante, et il est très possible qu’elle ait été cherchée. S’il était prouvé qu’Hérodote est l’imitateur, l’authenticité des vers d’Antigone serait évidente ; mais il semble plus probable, au contraire, que le poète a transporté librement dans son drame ce que le consciencieux historien avait rapporté comme conforme à la vérité des faits. Cependant il reste à tirer de là une conclusion légitime, c’est que ce raisonnement, qui paraît aujourd’hui inadmissible, pouvait surprendre les Grecs, mais était, à leur sens, assez vraisemblable pour que Darius, dans Hérodote, y donnât son approbation, et pour qu’un poète le fît entendre à des oreilles athéniennes dans une des scènes les plus touchantes qui soient au théâtre.

Le progrès des mœurs, l’influence du christianisme, ont profondément modifié la situation de la femme dans la famille. Elle a gagné en dignité, et le rapport de ses devoirs n’est pas resté le même. C’est là une observation très juste que M. Woolsey répète avec raison. L’histoire des divorces dans l’antiquité aurait de quoi nous surprendre. Les deux mariages de Porcia, envoyée par le sage Caton dans la maison d’un ami sans enfans, l’orateur Hortensius, et revenant plus riche à son premier époux, n’en formeraient pas le chapitre le moins curieux. À Athènes, du temps de Sophocle, la première fonction de la femme était d’assurer, par la perpétuité de chaque famille, la continuation du culte rendu aux morts et l’accomplissement des devoirs civiques ; l’extinction d’une famille était considérée comme un dommage pour la religion et pour l’état. Tout le droit successoral, comme on le voit clairement par les plaidoyers d’Isée et de Démosthène, se fondait sur ce principe. Ainsi l’héritage, avec les droits et les devoirs qui y étaient attachés, appartenait au fils ; la fille, si elle avait un frère, ne recevait qu’une dot. Elle savait que son frère était le continuateur de la famille, et que seul il aurait droit, après sa mort, de recevoir des autres membres, en cette qualité, les honneurs traditionnels prescrits par la religion.

Quand on se représente ces mœurs et ces institutions, on est moins étonné du langage d’Antigone. D’après les idées athéniennes,