Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 19.djvu/121

Cette page a été validée par deux contributeurs.
115
LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

mon et qui l’a fiancé avec Antigone. Il l’a fait à une double intention : il a voulu unir ainsi la seconde partie de son drame à la première, car c’est le désespoir d’Hémon qui est la transition de l’une à l’autre, et d’abord il a voulu achever le caractère de son héroïne, qui brille ainsi d’un éclat plus pur. C’est peut-être là que son art particulier se marque le mieux.

L’amour d’Hémon n’ajoute à la valeur du dévoûment d’Antigone qu’à la condition d’être partagé. Il l’est en effet ; mais la sévère unité du rôle principal n’en est pas altérée. Nulle part on n’aperçoit l’amante, pas un combat ne se livre dans son âme ; rien ne nous distrait de l’impression que produit sur nous cette belle et ardente jeune fille, tout entière possédée par la passion du sacrifice. C’est seulement lorsqu’elle a déjà été condamnée qu’un seul cri échappé de sa bouche[1] : Ô cher Hémon, comme ton père t’outrage ! et quelques paroles de sa sœur nous apprennent que celui qui vient de prononcer la sentence, ce Créon qu’elle brave avec une audace presque méprisante, est le père de son fiancé. Et plus tard, même quand ses premiers élans se sont arrêtés, quand elle s’abandonne à sa douleur sur le seuil du tombeau qui va l’ensevelir vivante, elle ne parle que sous forme d’allusion de l’hymen auquel elle semblait prochainement destinée. Réserve singulière, parti-pris absolu, que ne connaît pas l’art moderne, que l’art antique lui-même devait bientôt oublier par calcul ou par impuissance. Euripide, traitant à son tour le même sujet, développera dans un sens romanesque l’amour des deux jeunes gens. D’abord il les unira par la complicité : cette part du péril refusée dans Sophocle par la faiblesse d’Ismène, la passion d’Hémon la lui fera accepter. Cette même passion, autant que nous pouvons juger de la marche d’une pièce que nous n’avons plus, sauvera Antigone découverte, et enfin le drame se dénouera par un mariage. À quelle distance ne sommes-nous pas déjà de la gravité de Sophocle et de sa simplicité plastique ? Où est la jeune vierge, victime expiatrice de l’inceste ? Qu’est devenue cette pure image, semblable à une belle statue que la passion animerait sans altérer l’exquise noblesse des lignes, dont il avait tenu à imprimer tout d’abord les contours si nets dans notre esprit ? C’est que dans sa sévère et forte composition tout se concentrait sur la pensée religieuse d’où sa tragédie était née, la sainteté des devoirs de la famille.

Et en effet, d’abord chez Antigone elle-même, le sentiment de ces devoirs a quelque chose de singulièrement profond. Cette âme

  1. Plusieurs interprètes, se fondant sur l’autorité des manuscrits, attribuent ce vers à Ismène ; mais la nature des expressions et le sens des paroles prononcées immédiatement après par Créon doivent le faire restituer à Antigone.