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losophie du droit, explique l’Antigone par l’opposition de la famille et de l’état, des lois étroites de la religion domestique et des lois générales de la société : telle est aussi la pensée qui domine chez Boeckh. Hegel, dans son Esthétique, juge qu’il y a non-seulement deux victimes, mais deux coupables : l’un des deux personnages en lutte a méconnu les droits de l’état, l’autre ceux du sang. L’illustre érudit émet la même proposition et la développe, en y insistant bien davantage, dans un sens un peu différent, mais qui à coup sûr ne vaut pas mieux. Il y a, dit-il, en face de deux puissances respectables, la religion de la famille et la loi de l’état, deux criminels justement punis : Créon, dont l’obstination cruelle entraîne la perte de son fils Hémon et de sa femme Eurydice, et Antigone elle-même, moins coupable que son adversaire, mais digne de blâme pour avoir oublié la réserve que lui commandait son sexe et violé audacieusement les lois de la cité. Elle est, comme dit le chœur, « la vraie fille de l’intraitable Œdipe ; » fatalement égarée par la passion, « elle s’est heurtée contre le trône élevé de la justice. » En définitive, elle porte la peine d’une inutile transgression, car les dieux n’avaient pas besoin d’elle pour venger les droits outragés de la famille, et elle n’avait qu’à les laisser faire. Voici donc quelle est la pensée principale du poète, celle qui fait l’unité de son œuvre, vainement niée ou cherchée ailleurs : il y a excès chez Créon, excès chez Antigone, et c’est ce qui les perd l’un et l’autre dans le double drame où ils jouent successivement le premier rôle ; donc de l’opposition de ces deux excès, et des effets semblables qu’ils produisent, ressort une leçon de modération. L’attachement obstiné à son propre sentiment, la folie de la passion qui franchit les bornes légitimes, conduisent à la ruine. Si les deux victimes sont frappées, c’est qu’elles n’ont pas accepté le double frein qui est imposé à la volonté individuelle et à la passion par les lois divines et par les lois humaines. Une faute analogue cause aussi l’égarement et la mort d’Hémon. Donc, selon la sentence par laquelle le chœur clôt la tragédie comme par sa vraie conclusion, la sagesse est de beaucoup le meilleur moyen d’arriver au bonheur. C’est là cette pensée profonde qu’on devait trouver dans un chef-d’œuvre de Sophocle ; elle le pénètre et l’anime tout entier. Et cette vérité éclata avec une telle évidence aux yeux des Athéniens charmés, que c’est sans doute pour cela qu’ils s’empressèrent, dès l’année qui suivit la représentation d’Antigone, d’élire au nombre de leurs stratèges un poète d’aussi bon conseil. Voilà comment Boeckh explique le renseignement ancien qui nous apprend qu’un succès littéraire fut transformé par le peuple en titre décisif à une fonction politique, et il introduit sans hésiter cette supposition parmi nombre d’obser-