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LA CRITIQUE SAVANTE EN ALLEMAGNE.

Créon lui fournissent à la fois un admirable exemple d’une phase sociale de l’humanité et le type supérieur de la tragédie.

Voici, à peu près sous leur forme native, les bases de la théorie sociale où l’héroïne de Sophocle doit avoir sa place ; elles consistent dans la distinction et l’opposition essentielles des deux sexes. « L’un est l’esprit se dédoublant dans son indépendance personnelle et dans la conscience et la volonté de la libre généralité ; l’autre, l’esprit se maintenant dans l’unité comme conscience et volonté du substantiel et sous la forme de la particularité et de la sensibilité concrètes. » En d’autres termes, la libre nature de l’homme et son énergie intelligente le portent à sortir de soi, à concevoir le général, à le réaliser ; la femme, au contraire, s’enferme dans son existence particulière, s’y attache volontairement, et y concentre sa passion sur des objets sensibles. Ces objets sensibles lui sont fournis par la famille, et le sentiment pour lequel la femme est particulièrement faite, c’est la piété. Dans la famille et dans l’ordre de sentimens qui s’y rapporte directement, l’homme à son tour, après avoir livré à la vie sociale et scientifique cette partie de lui-même qui est appelée à lutter contre le monde extérieur, trouve son repos et la satisfaction morale de cette autre partie qui constitue son existence individuelle. Ainsi d’un côté sont, avec l’homme, l’état et la science, de l’autre la famille et la piété, qui contiennent toute la vie de la femme, et auxquelles l’homme participe sans s’y enfermer. Et c’est parce qu’il ne s’y enferme pas que le monde est capable d’un progrès, où la femme elle-même et ces sentimens d’une nature plus intime qui font toute sa vie seront entraînés.

Mais on conçoit qu’auparavant il puisse y avoir conflit entre la piété de la femme et la loi de l’état. Or c’est précisément ce conflit, opposition propre de la femme et de l’homme, qui, au sentiment de Hegel, est admirablement représenté dans l’Antigone de Sophocle. De là viennent le sens profond et la beauté morale de cette tragédie. « La piété, dans une de ses manifestations les plus parfaites, l’Antigone de Sophocle, est présentée de préférence comme la loi de la femme… C’est la loi des anciens dieux, des dieux des enfers, la loi éternelle dont personne ne connaît la première apparition, en opposition avec la loi publique, la loi de l’état : contraste des plus moraux et, par cela même, des plus tragiques, dans lequel se personnifient la nature propre de l’homme et celle de la femme[1]. »

Tout lecteur français que n’aura pas rebuté ce germanisme philosophique reconnaîtra qu’il ne manque ni de hardiesse ni de pro-

  1. Fondemens de la philosophie du droit, § 166.