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et l’agace d’un bout de gaule. C’est un puissant animal aux muscles d’acier, qui d’un coup de patte casserait une jambe sans le secours des longues griffes que l’on voit sortir de leur gaîne à mesure que sa fureur s’accroît.

Au retour, je m’arrête à la plantation de manioc de M. C... Au centre de l’îlot de Singapore, dans un sol vierge, couvert de forêts; non défrichées et peu propre à la culture, mais sous un climat chaud et humide favorable aux rapides croissances, il s’est trouvé un Français assez courageux pour tenter sur une grande échelle une entreprise que tout le monde déclarait presque désespérée. Secondé par la bonne volonté du gouverneur anglais, qui tenait à honneur de mettre en valeur le sol de la colonie et d’encourager tous les efforts dans ce sens, il a acheté 3,700 acres, défriché, fumé, planté ces vastes terrains, élevé une féculerie, et, après quelques, tâtonnemens, obtenu enfin, à force de patience, d’énergie et d’incessante surveillance, des produits magnifiques. Le manioc est une euphorbiacée dont le tubercule donne, une fais broyé, réduit en poudre et convenablement séché, la fécule que nous mangeons sous le nom plus ordinaire de tapioca. Quoique vivant sous divers climats, la plante ne prospère que dans certaines conditions ; une série d’essais a mis M. G... en possession du plant le mieux adapté à son terrain, et depuis ce jour il a obtenu des rendemens considérables. 1,200 ouvriers, les uns Chinois, les autres Malais, ceux-ci de différentes races, quelques nègres, sont occupés constamment aux diverses opérations : le tapioca pouvant se planter à toute époque, on ne chôme jamais, ne terminant la récolte d’une partie que pour commencer celle d’une autre. Nous faisons en tilbury une longue course dans la plantation, que nous ne pouvons parcourir tout entière, mon hôte jetant de çà de là un mot d’encouragement ou de blâme aux chefs d’équipe, grondant parfois, punissant rarement, toujours maître de lui pour l’être des autres; rien ne donne une plus haute idée de la puissance humaine que le spectacle de cette population courbée sous une volonté unique. Est-il une existence plus large et plus attrayante que cette souveraineté?

« Le secret de la réussite, me dit M. C…, n’est pas nouveau; il consiste à ne jamais se relâcher d’une surveillance personnelle assidue. La plupart des planteurs qui ont échoué autour de moi se contentaient de faire administrer leurs terres par des intendans et n’y vivaient pas. Je ne quitte pas la mienne, rien ne m’échappe-. Je guette une amélioration, j’épie la moindre décroissance; il n’y a que l’œil du maître qui sache tout voir. » Chemin faisant, il me montre un bois dans lequel habite un tigre qu’il a quelquefois entendu rugir. On a dressé dans les cocotiers un observatoire d’où on voulait