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à regret que je n’en ai point vu, mais leur présence n’était pas nécessaire pour graver dans mon souvenir le caractère grandiose de ce paysage aux végétations puissantes, colorées, aux lignes fortement accusées sous un ciel de feu. Djohore n’est qu’un grand village situé à l’extrémité de la presqu’île de Malacca et taillé dans la forêt qui l’enserre de tous côtés ; à deux pas est le domaine des fauves, où l’on ne pénètre qu’en armes. Cette bourgade est aujourd’hui la résidence d’un mahrajah dont le frère était jadis souverain de Singapore. Une querelle s’étant élevée entre les deux frères, l’Angleterre aida le cadet à renverser et à supplanter l’aîné ; après quoi le vainqueur céda, en reconnaissance du service rendu, le domaine qu’il avait conquis et fut relégué dans la presqu’île de Malacca, où, pensionné par le trésor colonial, il exerce une souveraineté nominale sous la surveillance d’un secrétaire anglais, qui remplit auprès de lui les fonctions des résidens auprès des rajahs de l’Inde.

Le résident habite dans le palais même et, à défaut du mahrajah, qui est absent, me fait voir avec beaucoup d’obligeance l’habitation luxueuse où ce principicule asiatique oublie sa dépendance ; la salle du trône, placée dans un pavillon isolé, ne déparerait pas la résidence d’un monarque, et la salle à manger peut donner place à 100 convives. Des glaces de Venise, des potiches du Japon, des vases de Chine, des simili-bronzes de France, des arabesques italiennes, des marbres de l’Inde, des meubles de Paris, composent le luxe bâtard et bigarré de cette demeure, que l’Angleterre a échangée contre la possession de Singapore et l’empire du commerce asiatique. Non content d’être rentier, le mahrajah a voulu être industriel et a créé une scierie mécanique à vapeur, où j’ai vu équarrir et débiter, suivant les procédés les plus perfectionnés, les magnifiques troncs venus par trains flottans de divers points de la péninsule. Ce sont des bois de construction parmi lesquels le teck tient la première place, comme résistant à l’invasion des terribles fourmis blanches. Tout en errant au hasard dans les rues de Djohore, au milieu d’une population mêlée, où le Chinois domine, je vais visiter un tigre récemment pris et destiné au jardin botanique de Singapore. Ce n’est pas, comme les animaux hébétés par la prison et engourdis par le froid que l’on voit dans nos ménageries, un de ces esclaves résignés de la race humaine ; il respire encore l’air de sa forêt natale et n’a pas perdu le goût de la chair dont il s’est nourri plus d’une fois sans doute (on estime à une personne par jour le nombre des victimes que les tigres faisaient, il y a peu de temps encore, parmi les indigènes de l’île) ; aussi n’est-ce qu’avec des rugissemens terribles et en donnant aux barreaux de sa cage des secousses épouvantables qu’il accueille le cipaye qui m’accompagne