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parcouru en outre le jardin botanique, où une société privée a groupé des arbres, des fleurs et des animaux des tropiques dans un site ravissant, le temple de Brahma, modèle trop médiocre du genre pour mériter une mention, l’église garnie de l’indispensable punka, que les coulies manœuvrent sur la tête des pécheresses tandis qu’elles s’abîment en prières, enfin la pelouse consacrée au cricket, à l’inévitable cricket, située au bord de la mer, où quelques rares élégantes viennent se promener en voiture vers cinq heures, on a vu tout ce qui peut être indiqué au touriste dans Singapore ou dans ses environs immédiats. Toutefois je me souviens qu’à mon premier voyage, ayant quelques heures à perdre, je fis de New-Harbour l’ascension du pic sur lequel s’élève le sémaphore. Il fallait toute l’ardeur d’un néophyte pour escalader cette crête ardue par une température de 30° et par des chemins inconnus; mais ce zèle eut sa récompense. On domine de ce point les îlots verdoyants semés à l’entrée du détroit de Malacca et séparés les uns des autres par d’étroits canaux; le port de New-Harbour, où fument sans cesse quelques steamers, la ville, le palais du gouverneur, et vers le nord les ondulations de la forêt se prolongeant à perte de vue; c’est l’une des plus belles vues du monde et des moins célèbres. Je fus tiré de ma contemplation par un bruit singulier, assez semblable au bourdonnement exagéré de quelque insecte géant; en levant la tête, j’aperçus très haut dans le ciel une sorte de milan aux ailes déployées planant dans l’espace. C’était tout simplement un cerf-volant d’une forme spéciale, que j’ai bien souvent revue depuis, et muni d’une tige métallique dont les vibrations produisent ce son bizarre. Il était manié par un vénérable Indien à barbe blanche, qui procédait à cette opération avec toute la gravité d’un pontife.

Le véritable intérêt de Singapore est dans l’activité extérieure que déploie sa population chinoise, mille fois plus libre et plus industrieuse sous les gouverneurs anglais qu’elle ne l’est en Chine même sous l’administration routinière et corrompue des mandarins. Aussi l’immigration fait-elle des progrès visibles, tandis que l’élément indigène se laisse écraser et tend à s’éteindre. Il faut parcourir à plusieurs reprises ces rues où les petites échoppes se pressent, où les chariots se croisent, où se coudoient des gens de toutes races et de toutes couleurs, pour se graver dans l’esprit la physionomie spéciale de ce grand emporium, placé à la limite de l’Inde et de la Chine et sur lequel les deux plus vastes empires de l’Asie viennent se rencontrer sous l’œil vigilant de l’Angleterre. L’impression deviendra plus frappante encore si, à la nuit close, on jette un coup d’œil dans les boutiques, éclairées par une veilleuse qui brûle en l’honneur