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ménagea pas quand la chasse qu’on lui donnait devint trop forte. Sa dureté augmentait à mesure, mais c’était de notre seigneur surtout qu’il était l’ennemi mortel. Je n’en finirais pas à vous conter tout le dommage qu’il lui a fait, tous les tours féroces qu’il lui a joués. Plusieurs fois la vie d’Agénor fut dans sa main cependant, et il l’épargna. Pourquoi ? Nous l’avons su plus tard ; mais il détruisait tous ses biens, et avec quels raffinemens de malice ! Par exemple, le comte avait fait venir d’Angleterre une machine à battre le blé. Peu après l’arrivée de cette machine, le grand haydamak rendit visite à la métairie où elle était logée ; mais il enleva seulement quelques bœufs et ne toucha pas à la machine. Quelques semaines après commencèrent les récoltes, et la machine à battre rendit de grands services. Le comte, qui était fort économe, loua nos bras et notre travail de corvée à un voisin ; sa machine lui suffisait ; mais au bout de trois jours elle devint la proie du feu, et le lendemain matin le comte reçut de Wassili une lettre fort polie, — il y avait dans la bande un ancien étudiant du gymnase de Czernowitz, et cet étudiant perverti était le secrétaire du grand haydamak. — La lettre donc était ainsi conçue : « Nous avons voulu attendre que le seigneur se fût convaincu de l’excellence de sa machine. » Et Agénor eut encore de la perte, car une demi-récolte vint à pourrir parce qu’il avait loué au dehors ses forces de travail. Voilà un tour sur cent. Mauvais temps que ceux-là ! Le comte contre nous, Wassili contre le comte. Chaque soir, on avait à la bouche cette prière : « Mon Dieu, je te remercie de ce que je vis encore et de ce que j’ai du pain pour demain. » Personne n’eût osé penser au jour suivant.

Ces mauvais temps devaient finir d’une manière aussi imprévue qu’extraordinaire.

Six ans s’étaient écoulés depuis que j’étais juge, et en 1846 voilà qu’un bruit parcourt le monde. Ce bruit commença au nouvel an et grossit tous les jours. On disait que les Polonais voulaient faire une grande révolution ; cela paraissait incroyable, parce qu’il y avait des soldats dans le pays, et que les seigneurs polonais devaient savoir quels fidèles sujets nous étions de l’empereur.

Mais ces gens-là sont légers comme des enfans ! S’ils étaient bons comme des enfans encore ! Eh bien ! la chose était vraie, on l’apprit de Cracovie et de Lemberg, et bientôt on put s’en assurer de ses propres yeux : les seigneurs polonais échangeaient de continuelles visites ; c’était un va-et-vient incessant, à cheval, en voiture, et des conciliabules qui n’en finissaient plus. Bientôt nous vîmes survenir beaucoup de figures nouvelles, des jeunes messieurs de la ville qui se trouvaient avoir tout à coup des affaires pressantes au village. Mon père me dit alors : — Ivon, tu es juge et tu as servi l’empereur. Prends garde que nous fassions notre devoir ! —