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le mieux. s’il voulait vivre, était de rester immobile. Moi cependant, Ivon Megega, tout en sentant peser sur moi la lourde main du comte Agénor, je n’en bougeais pas moins, étant un moineau assez impertinent. La serre de l’aigle n’allait point jusqu’à m’étouffer ; Agénor n’employa jamais contre moi la force ouverte, mais il usait impitoyablement de son pouvoir.

Cela dura six ans, six tristes années : sans cesse une nouvelle difficulté, un nouveau souci. Aujourd’hui il découvrait que je lui devais deux journées de robot de plus qu’auparavant ; demain il devait me déclarer que mon pré lui appartenait ; après-demain que mon toit de paille était dangereux en cas d’incendie : il fallait le démolir, et ainsi de suite. Je me défendais toujours, mais toujours aussi je finissais par succomber. En même temps la commune était attaquée ; chaque semaine, c’était contre elle une nouvelle plainte, et soutenir un procès devant le tribunal eût été aussi onéreux que de céder. Le comte, voyant que tout n’allait pas à son gré, en dépit de ses efforts, devenait chaque jour plus terrible. Il voulait surtout deux choses : me réduire à la mendicité et m’enlever ma place de juge. Mais, je l’ai dit, il n’y réussissait pas. Je perdais de l’argent, c’est vrai, et sans le secours des voisins je serais arrivé à de fâcheuses extrémités, mais ce secours ne me manquait pas. Et quant à leur bonne volonté, elle ne me manquait pas non plus ; le comte avait beau leur dire : — Renvoyez cet Ivon au diable et vous trouverez en moi un seigneur bienveillant, — personne ne se levait contre moi. Nous souffrions tranquillement, nous ne nous laissions entraîner à aucune violence, car c’est notre manière : souffrir jusqu’au dernier point, et puis quand les bornes sont dépassées, frapper jusqu’au dernier point aussi. Nous n’en étions alors qu’à la souffrance.

Mais un autre se leva contre le comte Agénor et nous vengea d’une manière épouvantable. Avec celui-là, nous n’avions rien de commun, il est vrai, nous ne lui prêtâmes pas de secours. Du reste il n’en avait pas besoin, car à lui seul il eût été, sans la bande intrépide qui lui obéissait aveuglément, aussi redoutable que cinquante hommes. C’était Wassili Konewka, le sauvage Wassili, qui avait bien gagné son surnom : « le grand haydamak. » Quiconque l’a connu ne s’étonne pas qu’aujourd’hui, trente ans après sa mort, les chansons parlent de lui, et que les mères fassent peur à leurs enfans en feignant de l’appeler. J’ai dit ce qu’il était auparavant, j’aurais peine à décrire ce qu’il était devenu. Sanguinaire et sauvage, il ne manquait pas de générosité. Il y avait avant lui bien des brigands dans les Carpathes, et aujourd’hui encore on en compte entre la Gallicie et la Hongrie, mais un tel homme n’a plus jamais surgi. Comparée à lui, l’autre grand haydamak, Fedko de Wolawa, n’était qu’un