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Il y a en ces deux scènes, — où Mlle Reichemberg est ravissante et Got excellent, — une grâce et une fraîcheur exquises ; le répertoire de la Comédie-Française, bien qu’il soit riche d’adorables bergeries, n’a rien de plus joli. Elles ont une émotion et une sincérité qui sont choses bien rares et qu’on ne saurait trop louer. Les plus fervens admirateurs de MM. Erckmann-Chatrian disaient d’avance leurs craintes et leurs incrédulités au sujet de l’Ami Fritz. On croyait qu’ils ne possédaient pas « le théâtre, » pour employer une expression consacrée par la langue du métier. Ils ne possèdent certainement aucun des procédés connus et classés ; mais ils ont des trouvailles qui défient toutes les habiletés du monde, et un instinct qui vaut le savoir-faire.

Cette idylle est du reste la meilleure partie de l’ouvrage, qui, à partir de la fin du deuxième acte, redescend lentement, par les chemins battus, vers le dénoûment banal qu’on prévoit. Fritz a quitté brusquement la ferme, laissant la pauvre enfant désolée. Il est allé rejoindre ses compagnons de table, qu’il avait oubliés. Il a eu peur de son amour, et ses vieilles théories ont, dans un combat désespéré, vaincu les sentimens nouveaux qui s’éveillaient en lui. Victoire d’un jour, car Fritz, rentré chez lui, trouve pour la première fois sa maison triste et déserte ; il n’a plus d’appétit, il boit de l’eau, il dort mal, ses grosses joues rebondies pâlissent et se creusent, l’estomac rechigne, l’humeur s’aigrit. Ce joyeux intérieur, où l’on vivait entre hommes, semble maintenant lui demander, par chacune de ses voix muettes, la présence et les soins d’une femme ; mais l’égoïsme féroce du vieux garçon fait une résistance opiniâtre, qui se prolongerait indéfiniment peut-être, si un rival mieux avisé ne s’avisait de demander Süzel. Fritz se décide alors, il se marie ; la gaîté rentre dans la maison, et les amis parlent de nouveaux banquets, pendant que le vieux rebbe, qui triomphe, parle déjà de la paternité prochaine, — le devoir de tout Français.

L’impression si originale du premier acte, l’impression si fraîche du deuxième, s’effacent dans les teintes grises du dernier. C’est dommage ; mais la fin a heureusement encore quelques bonnes paroles qui relèvent les cœurs et qui font comme la morale de la pièce. C’est dans l’apologie persistante du mariage et de la paternité que se trouvent la moralité et le patriotisme incontestable de la pièce de MM. Erckmann-Chatrian. Les parfums de cuisine qui s’en échappent sont moins difficiles à supporter que les fades odeurs de coulisses de la Comtesse Romani et que les senteurs corrompues où se complaît le public qui applaudit les pièces à la mode.

Il semble qu’on veuille faire aujourd’hui du théâtre une école de désenchantement et d’égoïsme, l’école du célibat. On a pris à tâche de montrer les désillusions, les tristesses et les chances malheureuses du mariage, et si, pour satisfaire à la vieille loi théâtrale, on marie encore, au dernier acte des comédies, le jeune premier et l’amoureuse, c’est