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pièce, d’où l’on revient nerveux, abattu, découragé, prêt à douter de tout, sauf du talent d’un maître-auteur qui, non content de tenir lui-même contre le bon sens et le goût la plus folle des gageures, s’amuse à prêter aux œuvres baroques des novices le secours d’une habileté qui éblouit au point de faire perdre tout jugement !

Nicolet a fait école. On entasse le « plus fort » sur le « plus fort. » On ne cherche plus qu’à surprendre, et c’est à l’étonnement seul qu’on demande l’émotion ou la gaîté. Cette Comtesse Romani, qu’un hasard malicieux place vis-à-vis de l’Ami Fritz sur les affiches des théâtres de Paris, comme pour faire un contraste facile et plein d’enseignemens, poursuit en ses trois actes, découpés avec une savante adresse, un simple effet de stupéfaction. Elle est faite d’un bout à l’autre pour la scène finale, celle où la comédienne, — jetée par la honte et le remords aux pieds de l’homme qui lui a tout sacrifié, son nom et son honneur, dont elle a payé l’amour par la pire des trahisons, — regardant en face la mort à laquelle elle s’est elle-même condamnée, — reconnaît tout à coup dans son désespoir les souvenirs de son métier, se laisse convaincre qu’elle a joué sans le savoir un cinquième acte de mélodrame, qu’elle est actrice et qu’elle n’est pas femme, qu’elle a récité un rôle, qu’elle n’a pas versé de vraies larmes, qu’elle a été la dupe de son propre talent, — et, fière de ce succès obtenu sur elle-même, écartant le poison, reprend le chemin du théâtre, drapée dans son indignité. E finita la commedia. Le spectateur a été « remué » par la vue du phénomène qu’on lui a exhibé ; on ne voulait pas autre chose. On verra à le « remuer » plus violemment encore la prochaine fois, car il se cuirasse peu à peu contre la stupéfaction : il en a tant vu en ces derniers temps ! Et on ne s’aperçoit pas que cette indifférence, qu’on espère vaincre par des secousses de plus en plus brutales, tient avant tout de la lassitude et du dégoût.

L’Ami Fritz a la chance de venir au moment où le public, surmené, demande grâce. Il y a de ces heures au théâtre où les berquinades font l’effet d’un fruit bien frais sur un palais incendié, et où l’abus du drame donne de l’intérêt aux pièces sans action. Rien ne peut faire aujourd’hui plus de plaisir que d’entendre prêcher une morale simple, dégagée des obscurités de métaphysique et des gronderies éhontées qui ont failli, dans bien des pièces récentes, rendre la vertu haïssable. Rien n’est plus charmant que ce petit coin de verdure et de soleil ouvert inopinément à côté des boudoirs, des tripots et des tableaux de « cabotinage. » Rien n’est plus attachant, pour qui sort de la Comtesse Romani, que le roman naïf de cet épicurien villageois, au cœur de qui l’amour de la bonne chère, de la chope et de la liberté se voit vaincu par la grâce d’une enfant qui lui révèle une à une toutes les joies et toutes les espérances du mariage. C’est bien peu assurément pour une pièce ;