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a trente ans, où la population pullulait au sein du plus effroyable dénûment, et dans le mot même de prolétaire, qui signifie à la fois misérable et procréateur d’enfans ? On ne remarque pas que les ouvriers dont la philanthropie de leurs maîtres a amélioré le sort aient des familles plus nombreuses que les autres. Dans les Flandres, où par suite de la densité de la population le salaire tombe dans les campagnes à une moyenne de 1 fr. 40 c. par jour, beaucoup d’ouvriers tirent un supplément de nourriture des quelques ares de terre qu’ils louent à des prix souvent excessifs. Or, quoi qu’en dise Stuart Mill, ceux qui obtiennent ces lopins sont soumis à moins de privations que ceux qui n’en ont pas, et on ne constate pas qu’ils aient plus d’enfans. Quand des industriels font bâtir pour leurs ouvriers des maisons qu’ils leur louent bon marché, ils ne peuvent en profiter pour réduire le salaire, car l’offre des bras n’augmente pas en conséquence. Qu’on fasse mieux encore : qu’on construise de grands hôtels[1] où les travailleurs trouvent le logement, la nourriture et des distractions honnêtes pour une somme inférieure au tiers et même au quart de ce qu’ils gagnent en un jour. Il s’ensuivra qu’ils jouiront d’une aisance plus grande que leurs camarades de même catégorie, qu’ils prendront des habitudes plus relevées, qu’ils pourront épargner un petit capital et qu’ainsi ils seront moins pressés de se jeter dans les misères d’un mariage trop hâtif. En se rapprochant de la bourgeoisie, ils en prendront les instincts d’ordre et de prudence.

Les économistes qui ont abordé ces problèmes sans illusions, comme Stuart Mill en Angleterre et Joseph Garnier en France, ont eu complètement raison quand ils ont dit que tout se ramène à la question de savoir si c’est la gêne ou l’aisance qui pousse à l’accroissement de la population. Si plus de bien-être conduit nécessairement à une augmentation correspondante du nombre des bras, il n’y a pas de salut ; la « loi d’airain » s’exercera dans toute sa

  1. On peut citer comme exemple le « Familistère » de Guise, établi par M. Godin-Lemaire, et l’Hôtel Louise, organisé par M. Jules d’Andrimont, directeur du charbonnage le Hasard, près de Liège. Cette institution, dont je puis suivre de près les bons résultats, a obtenu la médaille d’honneur à l’exposition universelle de Vienne en 1873. Pour 1 fr. 50 c. par jour, l’ouvrier a deux déjeuners, un dîner et un souper ; il est logé, chauffé, éclairé et blanchi. Il trouve dans l’hôtel un café, une salle de lecture, un casino, où l’on fait de la musique et où il peut passer ses soirées. Il est libre de prendre tel repas qu’il veut et à une table isolée. Il n’y a pas de table commune. L’ouvrier conserve une indépendance complète ; il ne se sent pas enrégimenté comme dans une caserne. Le houilleur gagne de 4 à 5 francs par journée de huit heures, même davantage quand l’industrie est prospère ; il peut ainsi disposer des deux tiers de ce qu’il gagne pour ses besoins accessoires. Il n’est donc pas réduit au minimum de ce qu’il faut pour subsister. Voyez Philanthropie sociale à l’exposition de Vienne, par M. Léon d’Andrimont.