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jeta dans la mêlée pour exposer et défendre les idées socialistes, et il se livra à la propagande avec une activité dévorante. Pendant les trois années que dura son apostolat actif, il n’eut point de repos : il organisait des meetings, il prononçait des discours ou publiait des brochures. En ce temps si court, il parvint à faire du socialisme vaguement répandu dans les masses un parti politique militant, ayant sa place marquée dans l’arène électorale. Il fit en Allemagne, à lui seul, ce que la révolution de février avait fait en France. Dans l’Arbeiterprogramm (le Programme des ouvriers), il s’efforce de démontrer que, de même que la bourgeoisie a succédé à l’aristocratie territoriale, ainsi le « quatrième état, » la classe ouvrière, doit devenir le pouvoir dominant dans la société au moyen du suffrage universel. Poursuivi pour avoir « provoqué la haine des classes les unes contre les autres, » il se défendit avec une grande habileté dans la brochure intitulée die Wissenschaft und die Arbeiter (la Science et les ouvriers). « En 1848, disait-il, les ouvriers étaient à la merci d’agitateurs ignorans. Il faut mettre la science à leur portée et les instruire ; ainsi ils comprendront quel est leur véritable intérêt, et ils sauront se conduire en conséquence. » En montrant que l’évolution historique doit aboutir au triomphe de la démocratie, il n’avait fait, prétendait-il, que développer une thèse qui était justiciable de la critique et non du code pénal. Une assemblée générale des ouvriers allemands devait se réunir à Leipzig en avril 1863. À cette occasion, il exposa ses idées d’alors dans une « lettre ouverte » adressée au comité central, qui reçut également une réponse très remarquable de Rodbertus-Jagetzow, et bientôt après il les développa dans un discours prononcé à l’une des séances du congrès.

Loin de se rétracter, il les précisa encore davantage dans les deux écrits qu’il publia à propos des poursuites dirigées contre lui[1]. Sa dernière publication, dirigée contre M. Schulze-Delitzsch (Herr Bastiat Schulze von Delitzsch oder Capital und Arbeit), est la plus remarquable qu’il ait écrite. Il y donne plus de développemens à ses doctrines, et en même temps il y manie avec une verve inouïe l’arme acérée de l’ironie. Les sophismes n’y manquent pas, mais ils se dérobent sous des vues historiques et économiques d’une grande originalité. Proudhon n’a rien écrit de plus mordant, et Lassalle avait de plus que lui une connaissance approfondie de l’histoire et de l’économie politique. Il n’avait pas tout à fait tort quand il disait orgueilleusement : « Dans chaque ligne que j’écris, je suis

  1. Der Lassalle’she Criminalprocess 1863, — der Hochverrathsprocess wider F. Lassalle. Vertheidigungsrede vont 12 mars 1864.