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public. Cependant il eut soin de rappeler que Fichte avait été le prophète de l’unité allemande et avait annoncé que le peuple allemand jouirait un jour de la liberté et de l’égalité proclamées par la révolution française. Il avait un culte pour les hommes de cette époque et principalement pour Robespierre. Il portait souvent une canne venant de celui-ci, que son ami l’historien Forster lui avait donnée. Comme son modèle de 1793, il recherchait l’élégance, et un de ses critiques a pu dire de lui que, malgré ses idées socialistes, il aimait à avoir une poignée ciselée à son poignard de jacobin, et des broderies à son bonnet phrygien.

En 1861, il publia une étude littéraire sur Lessing et un ouvrage très-savant de jurisprudence en deux volumes, Système des droits acquis (System der erworbenen Rechte). Des idées de réforme radicale s’y font jour parmi des dissertations purement scientifiques ; ainsi le régime actuel de la propriété et de l’hérédité y est l’objet de critiques très vives. Dans deux brochures politiques publiées peu de temps après, l’Essence d’une constitution (Ueber Verfassungswesen) et Force et droit (Macht und Recht), il reprend son idée favorite, que dans les affaires humaines c’est toujours la force qui décide en dernier ressort. Toute question constitutionnelle se résume, dit-il, en ceci : qui est le plus fort ? Si les chambres ne disposent pas de moyens efficaces de résistance, elles sont à la merci du souverain. À cette théorie qui s’est singulièrement répandue depuis, parce que certains événemens contemporains ont paru la justifier, on peut répondre : oui, ce sont les baïonnettes qui décident ; mais qui fait marcher les baïonnettes, si ce n’est les idées ? N’est-ce pas le principe abstrait des nationalités qui a complètement bouleversé la carte de l’Europe ? Cavour a fait l’unité de l’Italie et M. de Bismarck celle de l’Allemagne, parce qu’ils se sont mis l’un et l’autre au service de cette idée. Napoléon Ier, malgré son étonnant génie et ses prodigieuses victoires, n’a rien créé de durable parce qu’il l’avait ignorée ou méconnue. L’Autriche, qui en Orient combat ce principe, en sera tôt ou tard la victime.

Ce n’est que vers 1862 que Lassalle se fit le champion du socialisme. C’était l’époque de la lutte entre les libéraux prussiens et M. de Bismarck au sujet de la réorganisation de l’armée et du budget de la guerre, que la chambre rejeta obstinément plusieurs années de suite. Les libéraux s’efforçaient de gagner l’appui des classes ouvrières. M. Schulze-Delitzsch avait acquis sur elles une grande influence en organisant, dans toute l’Allemagne du nord, des sociétés coopératives de crédit, de consommation et d’achat de matières premières. Il voulait les fonder exclusivement sur le principe du self-help et repoussait toute intervention de l’état. Lassalle se