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voulu examiner et sonder ici les sources qui partout alimentent le trésor public, ou selon le langage d’un de nos vieux ministres, les deux mamelles de l’état, l’agriculture et l’industrie. Personne n’ignore que la Russie a d’immenses richesses naturelles, mais personne ne devrait ignorer non plus qu’avec de pareilles richesses un pays peut rester pauvre. Assez d’états des deux mondes, de la Turquie au Pérou, l’ont prouvé dans ces dernières années à leurs infortunés créanciers. Au lieu de fournir aux peuples qui les possèdent des ressources disponibles, les richesses naturelles encore inexploitées exigent, pour être mises en valeur, de grands capitaux. La Russie en est un exemple, et ses nombreux emprunts à l’étranger, chez les vieux pays de l’Occident montrent que pour l’aménagement intérieur, pour le développement pacifique de ses propres ressources, elle peut encore difficilement se passer de l’aide des capitalistes de l’Europe. Je regrette de n’avoir pu compter et peser ici les fruits que l’empire du Nord a déjà recueillis du concours des capitaux de l’Occident. La pluie d’or versée par l’Europe sur les forêts ou les steppes de la Russie n’y est certes pas restée stérile ; le budget russe lui-même en témoigne, bien que la distribution de la rosée fécondante n’ait pas toujours été heureuse, et que beaucoup des plantes nouvellement germées n’aient point encore eu le temps de grandir ou de s’enraciner.

L’empire russe est, au point de vue économique comme au point de vue social, dans un état de transition qui rendrait plus fâcheux pour lui tout ébranlement grave ou prolongé. Ce n’est pas seulement l’avenir ou le présent qui en pourrait souffrir, ce sont les résultats même du passé. La Russie a eu à la fois ses ressources matérielles à développer et son organisme social à transformer : l’un était la condition, l’auxiliaire de l’autre ; mais cette rénovation sociale qui prépare dans l’avenir un renouvellement économique, n’en a pas moins été une charge, une cause de dépenses pour les générations vivantes. L’émancipation qui doit rendre la liberté à la production en même temps qu’au travail, l’émancipation a, comme nous l’avons montré, imposé de lourds sacrifices tantôt au maître et tantôt à l’ancien serf, parfois aux deux[1]. Aux charges permanentes et ordinaires, les doubles besoins de la transformation économique et de la transformation sociale ont ajouté des charges extraordinaires et temporaires. C’est là une chose qu’il ne faut point oublier quand on prétend apprécier les richesses ou les ressources de l’empire.

  1. Voyez la Revue du 1er avril et du 15 novembre.