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marie-toi, je t’y engage. Ton frère aura tout l’héritage de l’oncle de Kolomea, et toi toute ma terre. Tu peux dès à présent l’exploiter, mais pas un outil ne t’appartient avant que j’aie fermé les yeux. Si tu veux posséder quelque chose, il faut te le procurer par un bon mariage. — Ces paroles ne m’étonnèrent pas, c’était la vieille coutume. Résolu à me marier, je regarde autour de moi, j’étends les cinq doigts, et à chaque doigt se prennent dix fiancées. Je choisis Anusia ; c’était la plus belle, la plus riche et la plus grasse. Voilà ! J’ai été heureux avec elle, bien qu’il m’ait fallu la battre très fort au commencement, parce qu’elle était si entêtée ! Mais depuis de longues années je ne la bats plus qu’une fois par semaine, le dimanche soir ; c’est plutôt une question d’habitude, parce que mon vieux père faisait de même.

Où en étais-je donc ?.. Ah ! nous entrions en ménage. Un jour d’automne, quelques années plus tard, mon père convoque la commune ici sur la place, devant l’auberge, sous le tilleul : — Frères, dit-il, je suis vieux, je suis las. Frères, un chien édenté ne s’entend plus à garder le troupeau. Choisissez donc un autre juge. — Mais tous de répéter : — Reste, cher père ! — Il refuse. — Alors tous s’écrient : — Conseille-nous qui nous devons choisir.

— Jasko Halezak, dit-il (mon cousin, vous savez, le même qui avait épousé Kasia).

— Mais tu as toi-même un digne fils ! s’écrie la foule.

— Je ne vous conseille pas de prendre mon fils, répond-il. Voilà ce qu’est mon fils. — Et il se met à dire tout ce qu’il y a de mauvais en moi, l’histoire du doigt, bien entendu, mais aussi tout ce qu’il y a de bon ; il raconte tout, et moi, debout auprès de lui, je voudrais disparaître sous terre. Il me semble qu’on me met tout nu devant la commune. Et mon père parle non moins franchement de Jasko, de ses bonnes qualités et de ses défauts.

— Tels ils sont tous les deux, dit-il en terminant ; ni l’un ni l’autre n’est un ange. Tout homme reste un homme : le cheval a quatre pieds ; il bute pourtant quelquefois. Mais Ivon a un tort de plus que son cousin ; il est mon fils. Les fonctions de juge ne doivent pas être héréditaires ; ce serait dangereux pour notre liberté. Braves gens, choisissez donc Jasko !

Mon parti cependant était le plus fort. On délibéra longtemps, et il fut convenu à la fin que mon père resterait juge jusqu’à la Pentecôte, qui serait l’époque de l’élection. — Bien ! dit mon père, et il proclama la résolution qu’on avait prise, en ajoutant : — Soit ! que chacun de vous s’efforce jusque-là d’être le plus digne.

— Alors, continua le narrateur en soupirant, sont venues les plus tristes semaines de ma vie. Je voyais mon espoir s’émietter de