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I

Le désastre de l’armée française en décembre 1812 avait fait de l’Autriche l’arbitre de la paix européenne. Metternich mesura du premier coup la grandeur de rôle qu’il pouvait jouer et tous les bénéfices qu’il pourrait obtenir pour son pays. Il ne suffisait pas à l’Autriche de sortir saine et sauve de la lutte, elle voulait y trouver de la gloire et du profit, relever son prestige et recouvrer sa puissance. Elle prétendait retirer de la défaite de Napoléon, son allié, des avantages bien plus considérables qu’elle n’avait espéré en retirer de sa victoire. Elle ne pensait plus seulement à rentrer en possession des territoires aliénés en 1805 et en 1809 et à soustraire l’Allemagne à l’hégémonie de la France ; elle convoitait déjà les dépouilles de l’empire français, et le rêve de la domination de l’Italie, qui fut toujours fatal à la maison de Habsbourg, recommençait de l’agiter secrètement. Lord Walpole avait paru à Vienne et avait offert, pour prix de la défection, la Vénétie, la Lombardie et le Tyrol[1]. S’il était permis à Metternich de concevoir pour l’avenir ces grandes espérances, les nécessités du présent lui commandaient de n’en laisser rien paraître. La position de l’Autriche était en effet singulièrement périlleuse et critique : elle pouvait beaucoup gagner dans la guerre gigantesque qui se préparait, mais une fausse manœuvre pouvait la ruiner. Elle avait tout à craindre, et le fait est que Metternich craignait tout. Le désastre de Russie était un accident très grave, mais ce n’était qu’un accident : il fallait compter avec le génie de Napoléon et le patriotisme des Français ; la France et l’empereur avaient accompli trop de prodiges pour qu’on cessât de les redouter après un échec où la nature avait eu plus de part que l’action des hommes. Metternich se disait que, s’il abandonnait prématurément l’alliance de la France, il s’exposait, en cas d’un retour offensif des Français, à des vengeances dont il pouvait calculer les terribles effets ; il se demandait aussi ce qu’il adviendrait, si Napoléon, par un de ces brusques reviremens auxquels il avait habitué ses adversaires, se rapprochait tout à coup de la Russie, parvenait, comme à Tilsitt, à séduire Alexandre, et faisait directement sa paix avec lui aux dépens de l’Autriche. Les mêmes dangers menaçaient Metternich, s’il tardait trop à prendre le parti de l’Angleterre et de la Russie : pour obtenir d’eux ce qu’il désirait obtenir, il fallait qu’il leur apportât, au moment opportun, un secours décisif ; or, à la fin de 1812, l’Autriche n’était pas prête à entreprendre une grande

  1. Lefebvre, Histoire des cabinets de l’Europe, t. V. — Voyez également dans cet ouvrage les extraits des dépêches du comte Otto et de M. de Narbonne.