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correspondait avec Metternich et eut avec lui plusieurs entrevues. Telle était alors la circonspection du diplomate autrichien, qu’au mois d’octobre 1812 il se plaignait à M. de Stackelberg de ce que les troupes russes avaient été éloignées des frontières autrichiennes ; il était, disait-il, nécessaire de les y maintenir pour justifier aux yeux de Napoléon l’inactivité du corps auxiliaire de l’Autriche, et pour motiver le rassemblement d’une armée d’observation en Gallicie[1].

Metternich pensait s’être ainsi réservé toutes les chances. A vrai dire, il ne croyait pas beaucoup au succès des Russes. Il écrivait le 5 octobre 1812 à Hardenberg : « Je ne compte sur nulle fermeté de l’empereur Alexandre, sur nulle cohérence dans les plans présens et futurs de son cabinet, sur nuls résultats décisifs en sa faveur, par l’influence du climat et des secours que semblent attendre les généraux russes des approches de l’hiver[2]. » L’événement trompa ces conjectures, et le désastre de la grande armée dépassa l’attente des pires ennemis de Napoléon. Les Russes s’avançaient rapidement vers les frontières de la Prusse et de l’Autriche ; Metternich commençait à se préoccuper des conséquences de leur victoire, et parmi tant de graves et pressantes affaires qui s’imposaient alors à ses réflexions, il ne négligea point les intérêts de l’avenir et se demanda ce qu’il adviendrait de l’influence autrichienne en Orient, si Alexandre l’emportait sur Napoléon et le forçait à signer la paix. Le tsar n’en profiterait-il pas pour recommencer la guerre en Orient et reprendre, à l’égard de la Turquie, les vastes projets qui avaient tant alarmé l’Autriche depuis Tilsitt, et contre lesquels elle avait cru trouver une garantie dans le traité de 1812[3] ? Metternich connaissait le caractère d’Alexandre ; il savait que ses passions étaient nobles, ses ambitions élevées, et que ce n’était pas seulement pour obéir à un calcul traditionnel qu’il embrassait contre le Turc la cause des chrétiens d’Orient. Le maintien de l’intégrité de la Turquie, la défense de l’empire turc contre les empiétemens de la Russie étaient, aux yeux de Metternich, un principe fondamental de la politique autrichienne. « Le prince, écrivait Gentz en 1814, regarde la Porte-Ottomane comme un des

  1. Martens, Recueil des Traités conclus par la Russie avec l’Autriche, Pétersbourg 1876, t. III. Les documens et les commentaires si savans et si précis dont M. Martens accompagne ces traités fournissent, sur les rapports de l’Autriche et de la Russie en 1812-1813, les renseignemens les plus curieux et les plus nouveaux. J’y aurai souvent recours dans cette étude.
  2. Cette dépêche, ainsi que plusieurs autres documens inédits, tirés des archives de Vienne et de Berlin, est empruntée à l’ouvrage de M. Wilhelm Oncken, OEsterreich und Preussen im Befreiungskriege, t, Ier, Berlin 1876.
  3. Par l’article 11 de ce traité, la France et l’Autriche se garantissaient l’intégrité de l’empire ottoman dans le cas où la Porte recommencerait la guerre avec la Russie.