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autre ! Hé ! hé ! hé ! ce ne sont que des idées. Je vous dirai ce qui est en vérité ! — Il toussa légèrement : — Chez nous autres Ruthènes, dans les villages, on pense autrement que ne pensent les Polonais dans leurs seigneuries et dans les villes. Là, avant le mariage, les filles se tiennent convenablement, par crainte, mais après les noces, hop ! on s’amuse, et tout est au compte du mari. C’est-à-dire qu’il n’en est pas toujours ainsi : maint mécréant polonais a pour femme, je le sais, un ange, un vrai ange, mais cela ne m’empêche pas d’avoir raison en général. Eh bien ! chez nous il en est autrement. Nous-ne sommes sévères que pour la femme : si elle est prise, mon Dieu ! nous ne la tuons pas, mais il vaudrait mieux pour elle d’être morte[1]. Maintenant, je vous le demande, monsieur le bienfaiteur, qui agit le plus prudemment du Ruthène ou du Polonais ?

— Je haussai les épaules. — Ne vaudrait-il pas mieux que les filles fussent chastes et les femmes fidèles ?

Ivon éclata d’un rire important. — Mieux ! mais est-ce possible ? Il faut que le vin fermente, que le sang s’apaise… à moins qu’on ne donne en mariage, comme font les Juifs, ses filles à quatorze ans !.. Mais qu’ai-je à parler des Juifs ? J’en étais à mes douze années de service. Douze ans, c’est un long terme, et pourtant il ne suffit pas à faire oublier à mon père l’histoire du petit doigt. J’étais un brave soldat ; s’il n’y avait pas de guerre, ce n’était pas ma faute. J’étais devenu caporal, et même, caporal de la première compagnie. Chacun n’arrive pas si haut, tout, le monde n’est point aussi malin que moi, mais personne encore ne s’est mal trouvé d’avoir été soldat. On voit le monde, le grand monde, on apprend quelque chose. Ah ! tout ce que j’ai vu ! Dana le Tyrol, les montagnes montent jusqu’au ciel, et vraiment, sans le rideau des nuages, les saints ne seraient pas chez eux ; mais il y a des rideaux, des rideaux gris, je les ai vus. Et l’immense église, de Milan ! Toutes les pierres sont

  1. Le châtiment varie selon les localités. Voici une chanson des Houzoules (Ruthènes des montagnes) à ce sujet :

    Le seigneur a séduit la femme du Houzoule,
    Weh ! weh. !..
    Le Houzoule se tait et ne menace pas »,
    Hurrah !
    Il aiguise seulement sa bonne hache,
    Weh ! weh !
    Le Czeremosz est solitaire et profond,
    Hurrah !
    Qu’il soit ensuite conduit à la ville,
    Weh ! weh !
    Du moins, libre et hardi, il s’est vengé.
    Hurrah !