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que tu es un chrétien, que tu veux te mutiler toi-même ? As-tu oublié que tu es un Ruthène, que tu veux t’accroupir derrière le poêle comme un lâche ? As-tu donc oublié que tu es Autrichien que tu veux trahir ton empereur ? Moi, je n’oublierai jamais ce que tu as fait aujourd’hui, même si tu dois être toute ta vie le meilleur des hommes, le meilleur des fils. Écoute bien : tu seras soldat. Je ne te dis pas que ce soit amusant, mais c’est notre devoir Et si tu ignores, jeune taureau que tu es, ce que nous devons à l’aigle à deux têtes, je te l’apprendrai. Nous lui devons d’être des hommes ! Qu’est-ce que nous étions sous l’aigle à une tête ? Des bêtes et pis que des bêtes, car le seigneur n’a jamais fusillé ses bœufs, tandis qu’il fusillait souvent ses paysans. Mais voilà que l’empereur qui était alors une femme, est venu et a pris ce pays ; depuis il y a toujours eu de l’ordre, un peu d’ordre, rien de bien complet, car l’empereur est bien loin ! Mais enfin nous sommes des hommes du moins ! Et à cause de cela, vaurien, tu seras soldat… ou tu n’es plus mon fils.

Hélas ! j’ai obéi. Voilà mon petit doigt tout entier. Et au conseil de révision l’un des médecins dit : — Un chêne ! — et l’autre — Un taureau, ce gaillard-là ! _ C’était comme ça que j’étais bâti à l’époque dont je vous parle. Kasia naturellement pleurait beaucoup elle était, pauvre fille, au désespoir, tantôt parlant de se jeter à l’eau tantôt d’aller à Vienne demander ma libération à l’empereur[1]. Mais elle a fini par s’apaiser ; lorsque je suis revenu pour la première fois en congé, l’enfant était mort, et Kasia mariée depuis deux ans à mon cousin Jasko. C’était un heureux coupe. Pourquoi pas ? Il était, lui, un brave garçon, et elle était une brave fille ; les histoires qui avaient pu leur arriver avant le mariage, ni l’un ni l’autre ne s’en souciait.

— Hum ! fîs-je en hochant la tête.

— Pourquoi hum ? Il semble que vous ayez vos idées sur l’amour ? Vous comprenez l’amour jusqu’à la mort ! Celui-ci ou nul

  1. Ce projet romanesque de la fiancé est consigné dans une chanson populaire que l’auteur entendit une fois de la bouche d’une jeune paysanne :

     « À Vienne je m’en irai — devant la maison blanche de l’empereur, — et je pleurerai et je prierai — pour qu’il me rende mon Kritzko.
    « Mais non, jamais il ne m’entends, — ma peine est inutile. — Je vais donc dans la chambre d’or — et madame l’impératrice.
    « Elle ne se laisse pas déranger, — elle ne me permet pas d’entrer. — Sa fille du moins m’entendra — et m’aidera dans mon chagrin.
    « Elle a sûrement aussi un amant, — et de deviendrait-elle, hélas ! — s’il devait tout à coup la quitter — pour s’en aller au loin soldat ? »

    L’auteur ayant demandé à la paysanne qui avait fait cette chanson, elle se mit à rire : — Bon ! ces chansons-là, personne ne les fait et tout le monde les sait.