fou, triste, triste, mais sans raison. Et Kasia, juste en même temps, était devenue amoureuse. Oh ! quelle joie quand nous nous le sommes dit ! Car nous étions souvent ensemble dans la forêt à travailler, et vous savez la chanson ?
Ivon se mit à chanter. Sa voix n’était pas belle et son haleine n’était pas longue, mais le couplet ne m’en plut pas moins :
« Chaque jour, il va au bois — pour abattre des bûches, pour abattre des bûches, — et elle s’en va au bois — pour ramasser des fraises, pour ramasser des fraises.
« C’est lui qui cherche les fraises — sur ses lèvres, sur ses lèvres, — et elle abat des bûches, — car il est à ses pieds, à ses pieds[1].
— Tout allait bien, tout allait au mieux ; mais voilà que j’atteins mes dix-neuf ans et que la peine commence. Kasia vient me trouver en pleurant et me dit, — Ivon me donna un coup de coude espiègle qui fit craquer mes côtes : — Vous savez bien ce qu’elle me dit !
— Mais il me faut être soldat, ma fille !
— Pas du tout ! il faut que tu m’épouses bien vite !
— Mais que dira la commission ? Je suis un beau gars, très fort ! Et je l’étais, hélas ! dans ce temps-là ! — Elle pleure de plus belle : — Oh ! la sotte commission ! coupe-toi donc le petit doigt de la main gauche, comme a fait Onfroi, et ils ne te prendront pas ! Ce n’est pas difficile !
Et moi, amoureux fou, je lui promets tout ce qu’elle veut, je cours trouver mon père et je lui dis : — Père, je ne serai pas soldat, je me coupe le doigt et j’épouse Kasia. Kasia dit qu’il n’y a pas de temps à perdre.
Là-dessus mon père devient pâle comme la mort, et vlan ! il me donne un soufflet qui me fait voler à l’autre bout de la chambre :
— Qu… uoi ?.. bégaie-t-il d’une voix étouffée. — Et il m’applique un autre soufflet qui me fait regagner ma première place. — Quoi, cœur de chien ? — Et il me fait tournoyer et voltiger encore de ci et de là ; puis tout à coup il devient très tranquille et se met à pleurer. C’était la première fois que je voyais pleurer mon père, ce fut la seule fois : — Oh ! Seigneur Christ ! sanglotait-il. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter que mon fils soit un pareil misérable !
Enfin il me regarda d’un air sérieux, si terriblement sérieux que je me sentis glacé jusqu’à la moelle des os : — Écoute, dit-il, cette amourette est une sottise, mais je te la pardonne, et quoi qu’il arrive, j’aurai soin de l’enfant. Mais as-tu donc oublié, vagabond,
- ↑ Chant populaire des Ruthènes.