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gain qui ne se dément ni ne se relâche jamais. Ni l’un ni l’autre n’ont ni franchise ni tendresse, mais l’un aides formes plus aimables que l’autre ; le premier est né flâneur et artiste, le second marchand et spéculateur. Tous deux sont également intelligent, mais l’un gaspille ses facultés sur mille objets divers, l’autre les concentre sur un but unique et pratique. Le Japonais aime sinon le progrès, du moins le changement ; il se laisse tromper avec une facilité puérile par tout ce qui brille et l’amuse ; le Chinois n’aime pas les nouveautés, il les craint comme un vieux renard craint les arbres poussés trop vite et qui cachent un piège ; mais, quand il les a reconnues bonnes et utiles, il les adopte et sait en user à merveille. La Chine emprunte à l’Europe en ce moment, sans faire de bruit, tout ce qu’elle juge approprié dans nos mœurs industrielles à sa propre constitution ; mais elle se soucie peu d’imiter quand même. Le Japon veut se mettre en toutes choses à la mode de l’Occident, mais il s’épuise et disperse ses efforts dans cette tâche multiple. Aussi l’une devient chaque jour plus riche et plus formidable, tandis que l’autre s’endette d’une manière inquiétante. On a souvent appelé les Japonais « les Français de l’extrême Orient, » par une comparaison qui ne manque pas de justesse ; ils ont en effet beaucoup de nos défauts ; on pourrait achever le contraste en comparant les qualités des Chinois à celles de nos voisins d’Angleterre. Si vous m’en croyez, mes neveux, vivez au Japon, mais places vos fonds en Chine.

Le soleil des tropiques darde ses rayons perpendiculaires sur la tente trop mince du Leonor ; on étouffe dans le salon, on étouffe sur le pont ; mais la pointe du Caïman qui se dessine à l’horizon nous annonce la fin du voyage ; pendant toute une journée nous rangeons les montagnes boisées, escarpées et désertes qui forment la côte de Luçon, puis la sierra de Mariveles, pour tourner à la nuit tombante l’île du Corregidor qui ferme la baie de Manille. On n’entre pas de nuit dans le Passig, et quoique notre tirant d’eau nous permette de le remonter, force nous est de coucher en grande rade. Ce n’est pas d’ailleurs la nuit seule qui nous arrête, c’est la douane, c’est la police, ce sont toutes les formalités qu’impose au navigateur la surveillance soupçonneuse des Espagnols. A peine avons-nous jeté l’ancre qu’un carabinero vient se poster à la coupée, tandis qu’un autre fait sentinelle sur le pont. Déjà avant de s’embarquer, chaque passager avait dû faire viser son passeport par le consul d’Espagne, moyennant 20 francs, et le remettre au capitaine en montant à bord. Bien d’autres ennuis nous attendent, paraît-il, à la douane.


GEORGE BOUSQUET.