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je ne suis pas dans la capitale religieuse de l’empire du Milieu et qu’on ne peut juger l’art bouddhiste qu’à Pékin.

Quels que soient les charmes de la chaise à porteurs, au bout de deux jours de ce balancement cadencé, c’est un plaisir de se dégourdir les jambes, et je m’applaudis d’en voir l’occasion se présenter lorsque s’ouvre devant moi la porte du camp d’examens, précédée d’une grande cour entourée de murailles, où s’étale, selon l’usage, le dragon ailé. Le camp d’examens est un vaste quadrilatère d’un kilomètre de côté destiné à recevoir les candidats au grade de mandarin, qui viennent chaque printemps, de toutes les parties de la province, subir les épreuves. Une série d’avenues parallèles, étroites, symétriques, le coupe dans toute sa largeur d’un mur à l’autre ; sur chaque avenue sont disposées des cellules d’environ 4 mètres carrés, séparées par des cloisons et ouvertes sur l’avenue sans porte ni fenêtre ; il y en a 10,000. Chaque candidat doit se confiner dans sa cellule avec ses livres, ses pinceaux, sa moustiquaire, pendant les six semaines qui précèdent l’examen. Grâce à la disposition ingénieuse de ces longues enfilades, la surveillance est très facile, et l’on peut empêcher, entre candidats, les communications, qui sont strictement interdites dès que la période des examens est commencée ; elle dure trois jours sans désemparer. L’interrogatoire a lieu dans une grande salle située au bout du quadrilatère, et munie de deux portes latérales par lesquelles on fait sortir à droite les refusés, à gauche les élus ; le jury est composé de hauts mandarins. Il est fâcheux que les programmes de ces examens ne soient pas aussi judicieux que l’appareil en est solennel. Rien des lumières de l’Europe n’y a encore pénétré, et tandis que la Chine achète des canons Krupp et des frégates blindées, ce qu’elle demande à ses mandarins militaires à l’épreuve pratique, c’est de tirer de l’arc avec adresse. Malheur aux nations qui ne se renouvellent pas, qui essaient d’acheter le calme au prix de l’immobilité ! Ce n’est pas la stabilité qu’elles obtiennent, car nul pays n’a subi des bouleversemens plus terribles que la Chine ; ce n’est pas même la permanence d’une civilisation accomplie, car la décadence suit de près l’interruption de la croissance intellectuelle. De la grande école littéraire et philosophique de la Chine, que reste-t-il ? Quelques livres qu’on récite sans les comprendre, quelques préceptes officiels méprisés en secret ; le legs des générations passées est tombé aux mains de générations ignares et abâtardies.

Lasciate ogni speranza…, ne serait-ce pas l’inscription qu’il conviendrait de placer sur la porte d’une prison chinoise ? À la suite de corridors obscurs, où

… Chaque pas en glissant
Semblait sur les degrés se coller dans le sang.