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analogue à celui qu’on voit s’opérer dans une saille de spectacle au moment où tombe le rideau de l’entr’acte. L’attention, retenue jusque-là par la scène, se reporte sur les spectateurs ; on s’examine avec la curiosité de gens appelés à vivre ensemble pendant des jours et quelquefois des mois ; on s’épie, on commente intérieurement un mot, un geste pour découvrir le caractère et la profession de gens qu’au bout de huit jours on quitte parfois avec des protestations d’amitié, et que huit autres jours plus tard on a peine à reconnaître. Après l’examen des passagers et de l’équipage vient celui des êtres matériels ; les plus novices ne manquent pas de faire une visite générale du navire qui les porte, tandis que les plus experts vont droit à certaines parties dont ils savent qu’on doit redouter la construction défectueuse, s’informent du fumoir, des salles de bains et de la bibliothèque ; heureux lorsqu’ils n’y trouvent pas comme moi pour toute pitance une trentaine de Bibles et de Prayer-books ; en un mot, on s’installe, les uns vite, les autres plus lentement, sur cette île flottante qui porte et ballotte au gré des flots ce que chacun des passagers a de plus cher, en général du moins, c’est-à-dire sa propre existence. Bientôt cette prison de bois devient un monde qui vous fait presque oublier l’autre, et sur lequel se concentrent toutes les préoccupations, toutes les pensées. Les moindres événemens du bord, les résultats du sextant et du chronomètre, qui donnent le point, la direction du vent, la distance parcourue, les incidens de la navigation font l’objet des conversations et des questions dont on assaille les officiers. Les deux penchans rivaux qui se disputent l’homme, c’est-à-dire l’égoïsme d’une part, et de l’autre la sociabilité, concourent à lui faire accepter très vite tout genre d’existence qui l’isole pour l’associer à un groupe limité, tel que le couvent, le régiment, la tribu, ou, dans une certaine mesure, le bord. Il se meut à l’aise dans ce milieu restreint et s’intéresse à tout ce qui s’y passe. Il est probable par exemple, que le voyageur le plus exact qu’ait fourni la minutieuse Angleterre ne songera pas, voyageant par terre, à noter sur son carnet les conversations échangées par son conducteur avec les passans, tandis que ceux de nous qui ont l’habitude de résumer chaque soir dans quelques lignes les faits de la journée, n’ont pas manqué de signaler la rencontre d’un man-of-war qui tire un coup de canon pour nous, enjoindre de laisser arriver, et nous interroge par signaux sur le sort d’un voilier démâté qu’il cherche encore en mer, et que le courant a porté hier à Yokohama.

l’ai dit que le Sunda est un navire de la Compagnie péninsulaire et orientale, ou plutôt, pour employer l’abréviation universellement adoptée, de la P and O (prononcez Piano). C’est dire que tout est anglais à bord, hommes, choses et habitudes, y compris la