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années de paix sont nécessaires pour que ces bienfaisantes réformes portent tous leurs fruits, et tout serait compromis par une aventure, fût-elle heureuse, qui jetterait le désarroi dans les finances de l’empire. L’Europe s’est plu à rendre hommage en toute rencontre à la modération, aux sentimens humains et pacifiques, à la sagesse d’Alexandre II. Au printemps de l’an dernier, quand il se présenta à Berlin une branche d’olivier à la main et qu’il rendit à la France un service qu’elle n’a point oublié, l’Europe demeura convaincue qu’avec l’aide de l’Angleterre il venait de lui épargner de nouveaux malheurs. On vit en lui un juge équitable, un arbitre souverain ; on lui appliquait le verset de l’évangile : « Ils sont beaux sur la montagne les pieds de celui qui apporte la paix. » Aujourd’hui on nourrit à son égard des soupçons téméraires ; on l’accuse de troubler la paix après l’avoir sauvée. Admettrons-nous qu’il n’est plus maître de ses résolutions, que la Néva et la Moskova débordées lui font la loi, qu’il s’abandonne au courant qui l’emporte ? Joseph de Maistre a dit : « Il est bon de savoir borner le désir russe, qui de sa nature n’a point de bornes. » Les désirs infinis sont aussi dangereux pour un peuple que pour les particuliers. S’il est vrai que l’art de gouverner est l’art de céder et de résister à propos, souhaitons que l’empereur Alexandre mette sa gloire à résister à ses sujets, qui eux-mêmes lui en sauront gré.

Selon toute apparence, les plénipotentiaires de l’Europe apporteront à la conférence de Constantinople les dispositions les plus conciliantes, un sincère désir de ménager la dignité de la Russie, de lui accorder tout ce qui peut être accordé et de peser sur la Turquie pour qu’elle fasse à la paix générale les sacrifices conciliables avec son existence et son honneur ; mais si la Russie n’est pas elle-même conciliante, si elle ne se relâche pas de ses prétentions, la guerre éclatera à bref délai, et l’Europe sera précipitée dans l’inconnu, dans un avenir plein de menaces et d’embûches. Goethe a raconté dans les plus beaux vers du monde la triste destinée de ce pêcheur que les alléchantes et décevantes promesses d’une ondine décident à se jeter dans les flots, se flattant de trouver au fond du gouffre qui l’attire la fortune et l’éternel bonheur, « Un mystérieux désir se glissa dans son cœur, et moitié cédant à la force, moitié s’abandonnant, il disparut dans l’abîme. » Faut-il croire qu’il y a quelque part en Europe une ondine ou une sirène dont les incantations sont irrésistibles, dont l’éloquence nerveuse, prime-sautière et saccadée possède un charme magique ? Faut-il croire qu’elle attire les téméraires dans le gouffre, qu’elle endort les défiances, qu’elle engourdit les cœurs, qu’elle dissipe les inquiétudes des craintifs, qu’elle leur dit : Ne craignez rien, beruhigen sie sich ! — et qu’elle parle aussi quelquefois latin pour dire aux députés et aux journalistes allemands : Ne dérangez pas mes combinaisons, noli tangere circulos meos ?


G. VALBERT.