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germanique ne pouvait voir que d’un œil satisfait la Russie épuiser ses forces et ses ressources dans une guerre difficile, pendant que lui-même ménagerait les siennes ; que la Russie ne remporterait des avantages importans qu’au prix d’efforts immenses, en sacrifiant beaucoup d’hommes et d’argent ; que, si elle succombait, elle serait paralysée pendant un demi-siècle ; que, victorieuse, elle ne serait pas de longtemps en état de recommencer une nouvelle lutte, et que cette alternative n’était pas de nature à déplaire au cabinet de Berlin. » Il est possible aussi que, dans le cas d’une victoire éclatante des armes russes, le chancelier de l’empire germanique se fît payer le prix de sa complaisance, et que, si la Russie se trouvait aux prises avec de graves embarras, il se permît de les exploiter à son profit. Tout est possible ; ce qui est certain, c’est qu’on ferait injure à l’habileté de M. de Bismarck en le croyant capable de sacrifier ses intérêts à ses amitiés, et qu’on ne ferait pas une moindre injure à la clairvoyance du prince Gortchakof, si on le soupçonnait de fonder sa politique sur le désintéressement de M. de Bismarck.

Le cabinet de Berlin serait d’autant mieux placé pour réclamer, le cas échéant, une compensation, qu’en Allemagne l’opinion publique est peu favorable aux ambitions et aux agrandissemens de la Russie. Si l’événement qu’elle redoute venait à s’accomplir, elle demanderait une fiche de consolation, qu’on ne pourrait lui refuser. L’Allemagne est aujourd’hui très pacifique, elle l’est presque autant que la France, elle a vu avec chagrin la question d’Orient menacer l’Europe de nouvelles perturbations. L’Allemagne serait désolée de voir la Russie s’établir sur le Danube, qu’elle considère comme un fleuve allemand et comme un grand chemin nécessaire à la liberté de son commerce. L’Allemagne a une antipathie naturelle pour les Slaves, et elle a ressenti un pénible tressaillement quand le tsar a prononcé au Kremlin certaines paroles qui ont réjoui les panslavistes. Une notable partie de la presse allemande a témoigné hautement le désir que le chancelier de l’empire arrêtât la Russie dès les premiers pas, ou qu’il se liguât contre elle avec l’Angleterre et l’Autriche. Elle plaide la cause de la Turquie, elle se plaît à comparer la tolérance religieuse des Osmanlis avec l’intolérance moscovite, elle répète volontiers que les Polonais sont pour le moins aussi intéressans que les Bosniaques et les Bulgares, que parmi les onze points il en est deux ou trois qu’il serait convenable de leur appliquer ; elle insinue qu’il serait juste de leur donner des juges parlant leur langue et de les doter de gouverneurs indigènes. La pauvre humanité, depuis le mendiant jusqu’aux empereurs, est condamnée aux contradictions ; mais il faut tâcher d’éviter le flagrant délit, sinon la logique se venge.

Le prince Gortchakof parle souvent de l’opinion russe et des sacrifices qu’il est obligé de lui faire ; le jour n’est pas éloigné peut-être où M. de Bismarck parlera de l’opinion allemande et de la consolation qu’il