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raisons de s’enhardir et de tout oser ; tout semble favorable à la liberté de ses mouvemens et de ses entreprises. Combien les circonstances sont différentes de celles qui rendirent possible la guerre de Crimée et la résistance de l’Occident aux ambitions de l’empereur Nicolas ! La Turquie, ruinée par les dilapidations d’un fou, est à bout de ressources, et elle encourt cette défaveur qui s’attache aux débiteurs insolvables. La France est une convalescente que ses médecins tiennent au régime ; elle recouvre de jour en jour ses forces, mais on la condamne encore à garder la chambre. Au surplus la France n’a point de parti-pris dans la question d’Orient et elle ne demande qu’à être agréable à la Russie : elle désapprouve les solutions violentes, parce qu’elle en redoute les conséquences ; elle a de la sympathie pour les Bosniaques, elle en a plus encore pour la paix et les pacifiques. L’Angleterre ne peut faire la police sur le continent qu’avec l’assistance d’une puissance continentale. L’Angleterre le sait, et la politique résolue et entreprenante du cabinet tory a été contrariée par un soudain revirement de l’opinion auquel tout a concouru, la peur, le calcul et la philanthropie. Peu s’en est fallu que le cabinet n’ait sombré dans cette tempête. Il a réussi à la conjurer, mais il a dû carguer ses voiles, et bien que le langage de lord Beaconsfield n’ait rien perdu de sa fière désinvolture, sa politique est obligée de louvoyer, de multiplier les précautions. Les alertes prêchent la prudence, et l’émotion qu’elles laissent après elles se trahit toujours par quelque incertitude dans les mouvemens et dans les volontés. Lord Beaconsfield se remet vite d’une alerte et il méprise les dangers ; mais s’il voulait aller trop vite, le comte Derby le retiendrait. Quand Achille s’emporte et met la main sur la garde de son épée, la déesse des prudens conseils, le saisissant par les cheveux, lui recommande de maîtriser sa bile et de méditer les avertissemens du Times, qui répète tous les jours qu’un ministre assez chevaleresque pour se faire le don Quichotte de la Turquie deviendrait en vingt-quatre heures le plus impopulaire des Anglais. Le cabinet tory est fermement persuadé que l’intégrité de l’empire ottoman est nécessaire à l’intégrité de l’empire britannique, et l’opinion publique est disposée à lui donner raison ; mais elle ne le pousse pas, elle le suit, et elle lui interdit de brûler aucune étape.

La situation embarrassée et périlleuse de l’Autriche n’est pas moins propre à encourager la Russie que la situation délicate du cabinet tory. On a reproché plus d’une fois au comte Andrassy les indécisions ou les ambiguïtés de sa conduite ; on en parle à son aise. Pour faire à Vienne de la politique résolue, il faudrait un homme d’état qui eût non-seulement beaucoup de génie, mais cette hardiesse, cette confiance en soi-même, cette gaîté d’esprit que donnent l’habitude du bonheur et les longues complaisances de la fortune. Depuis longtemps l’Autriche n’a guère eu à se louer de la fortune ; toutes ses entreprises ont mal tourné ; elle n’a pas le vent en poupe, elle craint la haute mer et les tempêtes,