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ajouter un douzième, qui est l’occupation de la Bulgarie par les troupes russes. Pour qu’un Bosniaque, pour qu’un Bulgare puisse se dire content et heureux, la première condition, paraît-il, est que tous les musulmans soient désarmés, et ce désarmement n’est pas une petite affaire dans un pays où le port des armes est un usage séculaire, une habitude consacrée par les mœurs, dans un pays où personne ne se promène sans avoir à sa ceinture des pistolets et un kandjar ; cela fait partie du costume, comme ailleurs les bottes et le chapeau. Demander à un musulman son kandjar, c’est le prier de se déshonorer. La Russie exige aussi que les troupes turques se retirent dans les forteresses et qu’elles soient remplacées, dans les villes et dans les campagnes, par une milice et une police locales. Ce serait sans doute une précieuse et rassurante institution qu’une gendarmerie orthodoxe ; Dieu veuille pourtant que les Bulgares ne soient jamais tentés de recourir aux nizams, pour qu’ils les protègent contre leurs gendarmes. Il faut encore que les Circassiens soient expulsés, que l’administration et les cours de justice renoncent à parler turc, que tout fonctionnaire ottoman soit exclu des trois provinces et qu’elles soient dotées de gouverneurs chrétiens indigènes, nommés par la Porte avec l’assentiment des puissances. Il faut enfin qu’une commission consulaire exerce un contrôle direct sur l’exécution des mesures proposées. Les onze points sont tout simplement les onze articles d’un décret d’expropriation au préjudice de la Turquie, sans qu’il soit question de lui allouer une indemnité. Elle conserve la propriété nominale des trois provinces, mais on la met à la porte de sa maison avec défense d’y rentrer jamais, fût-ce pour contraindre ses locataires à lui payer leur loyer. En un mot, on somme la Turquie victorieuse des Serbes de consentir aux clauses humiliantes d’un traité qu’un vainqueur imposerait à un vaincu et d’accepter toutes les conséquences d’une défaite qu’elle n’a pas essuyée. On dit aux Turcs : Représentez-vous que vous avez été dix fois battus, et payez de bonne grâce votre rançon. En vérité, c’est demander un trop grand effort aux imaginations ottomanes. Nous sommes persuadés que l’Angleterre est fort peu désireuse d’en venir aux extrémités et que son plénipotentiaire à la conférence, le marquis de Salisbury, a emporté de Londres les instructions les plus conciliantes ; mais, quand il le voudrait, pourrait-il obtenir l’acquiescement de la Turquie aux onze points dont on parie et au douzième dont on parle moins ? La Turquie aimera mieux courir les chances de la guerre. Il arrive parfois que tourmenté, harcelé par les banderilleros qui le percent de leurs dards aigus et de leurs flèches barbelées, confus de son humiliation, indigné de perdre son sang goutte à goutte, le taureau court sus au matador et sollicite l’honneur de périr par l’épée.

La Russie ne fera-t-elle aucune concession ? est-elle résolue à pousser sa pointe jusqu’au bout ? a-t-elle déjà prononcé son Alea jacta est ? Il faut avouer qu’elle trouve dans la situation présente de l’Europe des