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du reste que des arbres chétifs, les bois ne prospèrent pas dans ce pays bas, richement pourvu d’étangs. Aussi fus-je surpris lorsqu’une forêt de vaste étendue qui, en s’agitant, prenait des contours fantastiques, se dressa tout à coup devant nous. Je la contemplai longtemps avec admiration : — À qui appartient cette forêt ? demandai-je enfin.

— Au diable et à sa grand’mère ! répondit Wassili en crachant avec indignation. Ne regardez pas, seigneur, supplia-t-il d’une voix vibrante d’angoisse, ne lui faites pas ce plaisir, à lui, le maître de l’enfer !

Je ne tenais pas à lui faire plaisir ; il trouve bien assez de satisfactions, ma foi ! incessamment sur la terre, mais je ne me privai pas pour cela de contempler le phénomène. On ne le voit que rarement en Podolie, le plus souvent dans les bruyères entre le Danube et la Theiss ; sa vraie patrie est le Sahara. Nos paysans, qui rendent ce pauvre diable responsable de plus de choses qu’il ne serait justice, par exemple de la création de leurs seigneurs polonais, nos paysans disent que c’est lui qui crée si vite une forêt ou une ville dans la bruyère ensoleillée pour tourmenter ou pour séduire le passant égaré lorsque celui-ci se traîne sous la chaleur de midi. En l’invitant à gagner la forêt, il trompe son dernier effort, et remarquez que, pour comble de malice, il ne fait surgir ses apparitions tentatrices que dans les jours les plus chauds, car c’est un fin matois, on peut le dire, plus habile, — les mots ne veulent pas sortir de ma plume, mais nos paysans l’entendent ainsi, — plus habile que le bon Dieu.

Je restai en contemplation devant la forêt. Un instant, elle grandit et devint plus distincte ; bientôt les arbres commencèrent à se courber et à s’abaisser singulièrement, puis le fantôme disparut, et on ne vit plus rien que le bleu, le gris-bleu pâle de la voûte du ciel.

Le chemin poudreux semblait interminable, bien que deux lieues seulement séparent Barnow de Biala ; mais, dans cette immense et monotone solitude de la terre et du ciel, il n’y a pas d’autre mesure de la distance que notre propre sentiment. Enfin nous dépassâmes une cabane, un cimetière, les cabanes se rapprochèrent ; nous entrions dans le village de Biala. C’est un village considérable par le nombre des habitans ; cependant les maisonnettes sont toutes petites, pauvres, couvertes en chaume ; l’église seule est grande, et plus grande est la seigneurie, plus grande encore l’auberge. Le sombre visage de Wassili rayonna soudain à la vue de cet établissement. Il y conduisit tout de suite la voiture et s’arrêta devant le porche, comme s’il n’eût pu faire autrement. Je n’y trouvai du reste rien à redire. En sortant de ma boîte de torture, je faillis tomber