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croyaient l’Angleterre trahie par l’étranger s’attendaient à le voir bientôt à la Tour de Londres. Un jour ces badauds s’attroupèrent aux portes du vieil édifice, persuadés que l’illustre accusé arrivait. La police, pour les disperser, les fit avertir en ces termes : « Rentrez chez vous, bonnes gens. Vous perdez là des heures qui pourraient être mieux employées. Si vous attendez l’arrivée du prince, vous attendrez longtemps. La reine a déclaré que, le jour où l’on conduirait le prince à la Tour, elle y serait emprisonnée avec lui. » Il fallut ces paroles narquoises pour dissiper cette ridicule badauderie. Mais c’est là un épisode que nous n’avons pas à raconter en ce moment. À la date où nous sommes, dans les derniers mois de l’année 1841, le prince Albert, sans inquiéter personne, a touché le but que lui assignaient à la fois et le sentiment de son honneur et l’ardente affection de la reine ; il est le master of house.

C’est précisément ce que nous annoncions au début de cette étude. Le roman de la reine est terminé. Voilà le vrai couronnement, et ce mot est autre chose ici qu’une simple figure de langage, il a toute sa valeur dans les deux sens. Comme ces héroïnes charmantes de l’imagination anglaise qui, après maintes traverses, mènent à bien leur tâche d’honneur et d’amour, la reine Victoria vient d’accomplir son œuvre. Elle a élevé celui qu’elle aime aussi haut qu’elle le pouvait élever, et comme il s’agit ici, non pas d’une pensée d’ambition, mais d’une pensée chrétienne, une joie aussi délicate que profonde est le fruit de cette victoire toute morale. Bien des choses de ce règne, surtout en ce qui concerne les lettres, la poésie, et le ton même de la nouvelle société anglaise, se rattachent à ces émotions d’en haut. Le premier poète de l’Angleterre vers 1820 c’était celui qui, dans ses invectives formidables, flétrissait George IV, l’indigne père de la princesse Charlotte ; le premier poète de l’Angleterre en ces dernières années, c’est celui qui a chanté avec tant de grâce les idylles de la reine. Lord Byron avait paru à son heure, à son heure aussi a paru Alfred Tennyson. Nous ne cherchons pas ce rapprochement, c’est l’histoire à la fois royale et intime de l’année 1841 qui nous l’impose. Comment ne pas songer à cette poésie idéale, comment ne pas envier la plume éthérée du maître, quand on vient d’étudier ce double tableau, le foyer de famille et les affaires d’état, sous un rayon de cette lune de miel qui éclairait si doucement le château de Windsor ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.