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simultanée de deux esprits si différens, sinon qu’il y a des sujets comme des sentimens qui sont dans l’air, et que la défaveur de la bohème est sans doute du nombre.

Le monde peint par M. Daudet jusqu’à présent est bien restreint ; son observation ne s’est portée, semble-t-il, que sur les faubourgs de la grande cité sociale et n’en a pas encore abordé le centre et le cœur ; cependant, en dépit de cette observation limitée, il est peut-être de tous nos romanciers de date nouvelle celui dont les tableaux nous dépaysent le moins et qui rejoint le plus directement la vraie et large nature humaine. Nous croyons qu’il doit ce mérite peu commun à l’absence d’un défaut trop ordinaire aujourd’hui à nos jeunes écrivains. M. Daudet ne fait pas abus de l’analyse et de la psychologie. Il ne décrit pas ses personnages, il les raconte, il ne les dissèque pas, il les montre agissans. Cet emploi modéré de l’analyse le maintient nécessairement dans le domaine du vrai, car, se refusant le bénéfice d’expliquer ses personnages autrement que par leurs actions, ces actions sont tenues d’être toujours compréhensibles et leurs mobiles toujours aisément saisissables. Quelque excentriques et bizarres qu’ils soient, les acteurs de ses récits ne s’éloignent donc jamais beaucoup du terrain commun où se rencontrent les diverses variétés de la nature humaine. Trop soumis au microscope, trop détaillés par l’analyse, la plupart d’entre eux n’auraient rendu que des curiosités malsaines, des cas d’infirmités sociales, ou des échantillons exceptionnels d’entomologie morale. Livrés à l’action, ce sont des individus bien vivans, souvent des caractères, quelquefois presque des types. Vingt pages d’analyse, pour prendre un seul exemple, auraient-elles jamais mieux éclairé le caractère, d’Ida de Barancy, la mère de l’infortuné Jack, que les actions sans suite où se révèle d’emblée au lecteur cette inconsistance de pensées et par suite de conduite qui fait les héroïnes de la vie de désordre ? Qu’Alphonse Daudet continue à se préserver, comme il l’a fait jusqu’ici, de cet abus trop régnant de la psychologie et de l’observation minutieuse, car il est doué pour la peinture large, franche et dramatique.

Nous voici arrivé maintenant au bout de la tâche que nous nous étions proposée, et cherchant une conclusion, nous l’emprunterons en partie à un de nos amis, bien connu du monde littéraire, et aussi un peu, — trop peu, — des lecteurs de la Revue. Nous le rencontrâmes un jour comme nous venions d’acheter Fromont jeune, et, nous trouvant ce livre à la main, notre conversation s’engagea sur nos nouveaux romanciers, et en particulier sur Alphonse Daudet, dont il loua le talent avec justesse. « C’est égal, me dit-il en me quittant, le romancier qui sera pour la France ce que les grands romanciers anglais, Richardson et Fielding, ont